L’Arpeggiata rend hommage à des compositrices du XVIIe siècle
Wonder Women. Œuvres de Antonia Bembo (c.1640-c.1720), Francesca Caccini (1587-c.1641), Francesca Campana (c.1615-1665), Maurizio Cazzati (1616-1678), Andrea Falconieri (1585/6-1656), Isabella Leonarda (1620-1704), Barbara Strozzi (1619-1677), et chants traditionnels mexicains et italiens. Céline Scheen, soprano ; Luciana Mancini, mezzo-soprano ; Benedetta Mazzucato,mezzo-soprano ; Vincenzo Capezzuto, alto ; L’Arpeggiata, théorbe, direction, conception et arrangements de Christina Pluhar. 2023. Notice en anglais, en français et en allemand. Textes chantés en langue originale, avec traduction anglaise. 70.19. Erato 5054197959165.
Un album qui se contenterait béatement de glorifier la femme, comme son titre un peu kitsch Wonder Women pourrait le faire accroire ? Ce serait minimiser un projet plus large, destiné à mettre en valeur les femmes compositrices, en particulier du XVIIe siècle, mais aussi, comme le précise Christina Pluhar dans sa notice introductive, toutes les musiciennes talentueuses de toute époque qui sont restées dans l’ombre de leur mari malgré leurs dons ou ont été forcées de mettre un terme à leur carrière. La démarche qui consiste à rendre justice à la création musicale féminine est heureusement bien en route, mais il reste du chemin à accomplir pour célébrer la femme sous toutes ses facettes et avec tous ses talents. Le présent album pose une pierre à l’édifice de la réhabilitation, Christina Pluhar ne manquant pas de rappeler les conditions historiques qui ont conduit peu à peu à une égalité et à une reconnaissance qui ne sont pas encore tout à fait acquises.
Cet album, présenté avec soin, est avant tout un splendide panorama de chants de l’époque baroque, auquel vient s’ajouter un choix d’un petit nombre de traditionnels mexicains et italiens dans des arrangements de Christina Pluhar (rythmes percussifs, instruments baroques, basse suggestives). Placés dans la première partie du programme qui comporte seize plages, ces traditionnels introduisent une ambiance au sein de laquelle histoires d’amour, de guerre et de dévotion chrétienne s’enchevêtrent à travers des séquences tragiques ou comiques autour d’héroïnes, de saintes, de magiciennes, de sorcières ou de simples mortelles. Construit avec un équilibre qui ne fait jamais baisser l’intérêt, ce programme bénéficie d’agencements qui apportent de la fluidité, de la noblesse et de la transparence, entre mélancolie, joie et chaleur suave.
On lira dans la présentation érudite du musicologue padouan Alessio Ruffatti les détails qui concernent des compositrices du XVIIe siècle qui ne sont pas des inconnues : la Florentine Francesca Caccini, dont le talent était reconnu par Monteverdi, Barbara Strozzi, élève de Francesco Cavalli qui officia à Venise et put s’accorder une certaine indépendance financière, ou Antonia Bembo, autre élève de Cavalli, qui connut une vie conjugale tourmentée et obtint une protection royale auprès de Louis XIV. D’autres créatrices ici illustrées, dont la moniale Isabella Leonarda, ou Francesca Campana, affirment la diversité des talents et des inspirations, religieuses ou imprégnées de poésie élégiaque.
Les solistes, dont notre compatriote la Verviétoise Céline Scheen (superbe Che si può fare de Strozzi), se partagent les chants avec une ferveur chaleureuse. Des intermèdes instrumentaux, des lamentations amoureuses de compositeurs masculins (Cazzati, Falconieri), viennent s’insérer dans cet univers inventif qui procurera un plaisir certain à l’auditeur. Les musiciens opèrent un travail fin, délicat et souvent subtil, sous la conduite enthousiaste de Christina Pluhar (°1965), née à Graz et installée à Paris depuis 1992, où elle a fondé l’ensemble L’Arpeggiata en l’an 2000.
La note de présentation est précédée d’une citation de Maddalena Casulana (vers 1544-vers 1590). Cette compositrice, luthiste et chanteuse du XVIe siècle souligne l’erreur que commettent les hommes en pensant qu’eux seuls possèdent les dons d’intelligence et que de tels dons ne sont jamais donnés aux femmes. L’erreur aura sans doute trop longtemps persisté ; le présent album contribuera à aller encore plus loin dans la prise de conscience d’une injustice qui tend enfin à être réparée.
Son : 8,5 Notice : 10 Répertoire : 8,5 Interprétation : 9
Jean Lacroix