L’œuvre pour violoncelle et piano de Friedrich Kiel, une opportune réédition

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Friedrich KIEL (1821-1885) : Œuvres complètes pour violoncelle et piano : Sonate WoO en ré majeur ; Petite Suite en la majeur op.77 ; Sonate en sol mineur op. 67 ; Sonate en la mineur op. 52 ; Trois pièces op. 12 ; Reisebilder op. 11. Hans Zentgraf, violoncelle et Christoph Ullrich, piano. 2020. Livret en anglais, en français et en allemand. 142.33. MDG 612 2175-2 (un album de deux CD).

Excellente initiative de remettre à la disposition des mélomanes ces superbes disques de partitions romantiques de Friedrich Kiel, disparues du catalogue ! D’autant plus que les deux interprètes sont à la hauteur du propos. Né en 1954, l’Allemand Hans Zentgraf étudie le piano et le violoncelle à l’Académie de musique de Francfort et se perfectionne à la Juilliard School de New York. Il reçoit notamment des leçons de Pierre Fournier et de Janos Starker. Membre de formations orchestrales à Hanovre et à Nuremberg pendant une dizaine d’années, il se consacre ensuite à l’enseignement et donne des masterclasses. Il enseigne dans divers pays (Canada, Italie, Hongrie, Suisse), mais surtout à Munich où il réside. Parmi d’autres gravures, il a enregistré les six Suites de Bach, ainsi que les trois Suites de Max Reger. Sur You Tube, plusieurs vidéos en ligne le montrent dans des leçons consacrées au violoncelle. Son partenaire, Christoph Ullrich, est né en 1959. Cet originaire de Göttingen étudie à Francfort avec Leonard Hokanson, aux Etats-Unis avec Claude Frank et à Bâle avec Rudolf Buchbinder. Sa discographie comprend notamment plusieurs disques de sonates de Scarlatti et des sonates de Schubert, ainsi que le Winterreise avec le baryton Matthias Horn. Installé à Francfort-sur-le-Main, il se consacre aussi à des concerts pédagogiques musicaux et littéraires qui rencontrent un grand succès dans le cadre du projet « Laterna musica ». En juin 1996, Zentgraf et Ullrich enregistraient le premier CD de l’intégrale pour violoncelle et piano de Frédéric Kiel, très apprécié. En mars 2002, ils en gravaient la suite, devenue indisponible jusqu’à la présente réédition en deux CD. Le tout dans une réalisation technique soignée : le son de la salle Fürstliche Reitbahn de Bad Arolsen, dans le Land de Hesse, est des plus chaleureux et retransmet les timbres et les couleurs des instruments de façon très présente.

La notice très documentée du livret (dix pages en français), à laquelle nous empruntons des précisions, signale que, dans un article de 1886, un journaliste allemand écrivait que Friedrich Kiel était apprécié par les mélomanes, qui considéraient qu’« il vient juste après Brahms dans la liste des maîtres les plus modernes de la musique de chambre ». Le compositeur naît à Puderbach/Wittgenstein, près de Siegen, en 1821. Après un apprentissage en autodidacte, il reçoit des leçons de violon à la Cour du Prince von Wittgenstein, qui est mélomane et l’engage comme violoniste, puis comme maître de chapelle. Une bourse de ce généreux seigneur lui permet de se perfectionner à Cobourg puis à Berlin. Il compose déjà et en 1862, son Requiem connaît le succès. Il devient professeur au Conservatoire de Berlin et va bientôt bénéficier d’une grande réputation de pédagogue (une fille du couple Schumann sera de ses élèves). En 1883, il est victime d’un accident qui va entraîner la dégradation de son état de santé  et il décède deux ans plus tard. Son nom va hélas être assez vite oublié malgré les oratorios, le Stabat Mater, le Te Deum, les pièces pour piano et la petite trentaine de partitions de musique de chambre pour piano et cordes qu’il laisse. Lorsque Zentgraf et Ullrich ont enregistré le premier CD en 1996, il s’agissait d’une première discographique.

L’audition de ces partitions démontre leur richesse lyrique et expressive dans la grande lignée de Brahms et de Schumann. Quant au dialogue entre les instruments, il est permanent et d’un équilibre très réussi. Les couleurs sont distribuées avec une grande justesse et l’attention est soutenue sans failles grâce à une inspiration sans cesse en renouvellement. Dans le premier CD, la Sonate op. 67 (1875) est la seule sonate pour alto composée par Kiel qui avait prévu qu’elle pouvait aussi être jouée par d’autres instruments. Cette œuvre en quatre mouvements d’une demi-heure a été très bien accueillie à l’époque : la notice révèle que les journaux soulignèrent les mérites du discours musical, avec des motifs qui reviennent de façon régulière, lui assurant une grande unité, avec un Allegro fluide, un Scherzo enlevé, un Andante sous forme de fantaisie et un Allegro molto conclusif des plus éclatants. La Petite Suite de 1881 a d’abord connu une édition avec violon, d’autres formules apparaissant deux ans plus tard dans une édition d’arrangements. Plus brève, cette partition met en évidence le violoncelle, dans des tonalités contrastées et très chaleureuses, le piano servant essentiellement à l’accompagnement d’un jeu aéré au sein duquel on retrouve des échos de sicilienne ou de sarabande, dans l’esprit des sonates des périodes baroque et classique. Quant à la Sonate WoO, non datée, elle est distribuée en trois mouvements vifs (Allegro/Allegretto Siciliano/Allegro) et rythmés au cours desquels Kiel fait la démonstration d’un univers très évocateur en termes de variations de climats, parfois tendus, parfois légers. 

C’est avec un jugement de Hans von Bülow que s’ouvre la notice du second CD. Suite à un avis critique émis en 1862 au sujet des Variations et fugue pour piano op. 17 de Kiel, traitées de « travail scolaire », le chef d’orchestre, qui était aussi pianiste, répliqua en disant que le compositeur méritait le respect : « Lorsque celui-ci est refusé, on a tout lieu de supposer qu’une telle attitude témoigne d’une connaissance insuffisante de la littérature musicale et on ne peut que conseiller alors de remédier sur le champ à cette situation et de combler cette lacune. » On ne peut imaginer meilleur défenseur pour un compositeur qui comptait déjà à son actif les neuf pièces des Reisebilder op.11 de 1858, tableaux de genre aux titres évocateurs où il est question de chasse, d’eau qui dévale de la montagne ou d’orage, et les Trois Pièces op. 12 de la même année, sans programme défini, où la virtuosité domine. Ces deux pages sont, au disque, des compléments particulièrement séduisants à la Sonate op. 52 de 1868. Elle aussi de grand format, comme l’opus 67 du premier CD, cette œuvre de forme traditionnelle est construite avec un grand sens de l’expression plastique et de la maîtrise de la forme. Le long et dramatique Allegro moderato, ma con spirito initial témoigne des qualités sensibles de Kiel à travers un développement nanti de variations subtiles et dosées, qui offrent à l’Intermezzo qui suit un climat d’apaisement avant un Adagio con espressione au cours duquel le dialogue entre le violoncelle et le piano se révèle très expressif. Un brillant Rondo conduit de façon magistrale à une conclusion d’une grande clarté.

La présente réédition était indispensable. Elle montre qu’au-delà des réminiscences brahmsiennes ou schumaniennes que l’on détecte, l’écriture de Friedrich Kiel est d’une grande beauté. Ce corpus mériterait d’être inscrit à l’affiche de programmes de concerts qui cherchent à sortir des sentiers battus. Sans nul doute, chaque interprète et chaque mélomane y trouveraient un réel plaisir…

Son : 10  Livret : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 10 

Jean Lacroix 

 

 

 

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