Le clavecin de Bach au travers les « petits livres » qui instruisirent son foyer
Little Books. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Praeludium BWV 815a (attr) ; Suite Française no 4 en mi bémol majeur BWV 815 ; Prélude, Fugue et Allegro en mi bémol majeur BWV 998 ; Capriccio sopra la lontananza del fratello dilettissimo en si bémol majeur BWV 992 ; Wer nun den lieben Gott läßt walten BWV 691. Johann Kuhnau (1660-1722) : Suonata quarta en ut mineur. Johann Adolf Hasse (1699-1783) : Polonaise en sol majeur BWV anh 130. Georg Böhm (1661-1733) : Prélude, Fugue et Postlude en sol mineur. François Couperin (1668-1733) : Rondeau en si bémol majeur BWV anh 183 ; Georg Philipp Telemann (1681-1767) : Ouverture en mi bémol majeur d’après le TWV 55 :Es4. Francesco Corti, clavecin. Livret en anglais, allemand, français. 2020. TT 79’14. Arcana A480
Loin du Bach sempiternel, effigie tutélaire et muséale du Baroque germanique, Francesco Corti nous associe à un visage plus familier, plus casanier : la musique telle qu’elle se pratiquait, se transmettait au foyer du Kantor. Celle qui l’éduqua, qu’il étudia, celle qu’il destina à ses élèves de la maison. Comme le rappelle le claveciniste italien dans le livret : à une époque où les conservatoires n’existaient pas (le Königliches Konservatorium der Musik zu Leipzig, une des plus anciennes institutions de ce genre en Allemagne, ne remonte qu’à 1843 !), on se formait aux contacts des autres, en « copiant les gestes du Maître », en recopiant les partitions destinées à son initiation. Les Büchlein (petits livres) d’Anna Magdalena, de Wilhelm Friedemann, d’Andreas, le manuscrit Möller, de par le choix des pièces qu’ils contiennent, représentent des traces de première importance pour se renseigner sur cet apprentissage, celui de Bach lui-même et celui qu’il destinait à son cercle privé. Le BWV 691 figure en plusieurs cahiers et avère l’intérêt didactique prêté à cette transcription de choral. Pour alimenter ce copieux programme capté en mai 2019 à Crémone, c’est au sein de ces « petits livres » qu’a pioché Francesco Corti, et en d’autres archives ; ces sept sources sont détaillées en page 29 du livret. Toutes ces œuvres sont présentées par Peter Wollny, spécialiste de ce répertoire, parachevant la haute érudition de la notice du disque.
Cette anthologie nous permet d’entendre la mouture primitive de la quatrième Suite française consignée dans le livre (1722) dédié à la seconde épouse, que le récital fait précéder du Prélude de l’édition alternative (815a). La sélection s’abreuve à différentes époques de la carrière de Bach, qui avait une vingtaine d’années en écrivant son BWV 992, et trente-cinq de plus pour son triptyque BWV 998 daté de 1739. La forme narrative qui structure le Capriccio sopra la lontananza del fratello dilettissimo prend modèle dans les six Sonates bibliques de Kuhnau ; la Hiskia agonizzante e risanato est l’une des cinq qu’accueille le Livre d’Andreas. Lequel contient aussi l’extraordinaire triptyque en sol mineur, frappé au sceau de l’école nordique, de Georg Böhm auprès duquel étudia le jeune Johann Sebastian à Lunebourg. Ainsi que la Suite d’après le TWV 55 :Es4 de Telemann, probablement transcrit par Bach lui-même pour se familiariser avec le style français ; à noter que trois segments de cette Ouverture (Entrée, Gigue, Polonaise) ont été évincés du CD (pour raison de minutage) mais apparaissent dans le format numérique diffusé par le label. On sait combien Bach s’imprégnait des influences de son temps, s’instruisant bien sûr de la musique du Royaume de Nicolas de Grigny, Louis Marchand, et François Couperin. Duquel une mouture simplifiée des Bergeries égayait le second cahier pour Anna Magdalena.
Excellente idée que ce parcours qui révèle le laboratoire pédagogique émulé au sein et autour de la famille : un noyau intime, en marge des créations officielles et publiques, qui éclaire sur les sources, la technique, l’inspiration du Maître. Francesco Corti l’aborde sur un instrument d’Andrea Restelli d’après le Christian Vater (Hanovre, 1738) conservé au Musée de Nuremberg ; capté d’un peu près, on aurait souhaité plus de recul et d’aération, qui en auraient mieux flatté les couleurs et la résonance harmonique. Ce clavecin était déjà utilisé dans le volume 1 des Concertos de Bach avec l’ensemble Il Pomo d’Oro (Pentatone), un des suprêmes disques de l’an passé que Crescendo Magazine avait récompensé par un Millésime. L’interprétation magistrale impose son autorité, tendue, gainée d’une force mâle, parfois un brin sévère dans la réalisation mais en tout point nourrie par l’altitude de conception. Armé de telles qualités, on espère que Francesco Corti nous enregistrera bientôt les sept Toccatas. Tout est tracé de mains si sûres (on pense souvent à Andreas Staier en les écoutant) qu’on s’épargnera une recension. Un attrayant projet, un admirable disque.
Son : 9 – Livret : 10 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10
Christophe Steyne