Première mondiale de la version originale de Matilde di Shabran de Rossini

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Gioachino Rossini (1792-1868) : Matilde di Shabran ossia Bellezza, e cuor di ferro, opéra semiseria en deux actes. Michele Angelini (Corradino), Sara Blanch (Matilde di Shabran), Shi Zong (Raimondo Lopez), Victoria Yarovaya (Edoardo Lopez), Emmanuel Franco (Aliprando), Giulio Mastrototaro (Isidoro), Lamia Beuque (Contessa d’Arco), Ricardo Seguel (Ginardo), Julian Henao Gonzalez (Egoldo/Rodrigo) ; Gorecki Chamber Choir ; Passionart Orchestra, direction José Miguel Pérez-Sierra. 2019. Notice (avec synopsis) en anglais et en allemand. Pas de livret. 197.26. Un coffret de 3 CD Naxos 8.660492-94.

L’action de certains opéras est parfois si complexe que la résumer devient un tour de force, sinon un casse-tête. Rossini n’échappe pas toujours à cette difficulté, notamment pour cette Matilde di Shabran, créée il y a deux cents ans à Rome, le 24 février 1821, dont le livret est de la main de Jacopo Ferretti (1784-1852), auteur déjà du texte de La Cenerentola. C’est alors que l’on applaudit des deux mains à l’existence du Rossini mode d’emploi de Chantal Cazaux (Premières Loges, 2020), que nous avons récemment recensé pour Crescendo. On y trouve page 43 quatre lignes qui synthétisent de manière exemplaire le contenu de ce dernier opéra semiseria du compositeur. Nous nous faisons un plaisir de les reproduire : au risque d’un malentendu, la belle Matilde doit amadouer Corradino Cœur-de-Fer, tyran ridicule (mais virtuose) afin qu’il libère son prisonnier Edoardo (rôle travesti) dont elle est éprise. Le célèbre vers de Boileau Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement… trouve ici une lumineuse illustration.

En 1996, le ténor péruvien Juan Diego Flórez, engagé à Pesaro où il chante dans les chœurs, est appelé à remplacer le ténor Bruce Ford dans le rôle de Corradino de Matilde di Shabran. Il n’a que 23 ans, c’est un triomphe. Il fera ensuite la carrière que l’on connaît. Flórez revient à Pesaro en 2004 (CD Decca, avec Annick Massis, direction Riccardo Frizza), puis en 2012 ; cette fois, l’image immortalise sa prestation (DVD Decca, avec Olga Peretyatko, direction Michele Mariotti). C’est dire si ces références font largement ombrage à toute nouvelle production. Pourtant, le Festival de Wildbad s’y est risqué ; en ce lieu que le label Naxos a déjà bien servi (Ricciardo e Zoraide, Maometto II, Moïse, Edoardo e Cristina…), le mois de juillet 2019 a bénéficié de la présentation de la version originale romaine de Matilde di Shabran, que Niccolo Paganini a dirigée lors de la création, en remplacement du premier violon, indisponible. Diverses péripéties précèdent cette première, mettant Rossini en retard, d’où découlent des emprunts à des opéras précédents, mais aussi un appel à un coup de pouce de Giovanni Pacini pour d’autres moments musicaux. Malgré des modifications ultérieures lors de reprises, notamment à Naples, et le remplacement des insertions de Pacini par des airs de la main de Rossini, l’œuvre tombera dans l’oubli, et ne sera reprise qu’en 1974 à Gênes. Il en existe deux versions chez Bongiovanni, l’une dirigée par Bruno Martinotti (live), une autre par Francesco Corti. Mais, nous l’avons dit, celles de Juan Diego Flórez dominent discographie et vidéographie.

Il s’agit donc ici de la version originale de la création romaine, initiative à saluer ; mais d’indiscutables longueurs font de cette production une audition ardue de plus de trois heures, au cours desquelles les emprunts à Pacini, certes peu nombreux, ne sont pas de la meilleure veine lyrique, à savoir l’introduction, le trio et les duos de l’Acte II. On lira dans la notice d’autres détails concernant ces insertions. Il n’empêche que maints passages de l’opéra se révèlent intéressants et que l’efficacité des chœurs et d’un orchestre bien mené (belle utilisation des flûtes, clarinettes, bassons, cors et autres trompettes) par José Miguel Pérez-Sierra, assistant entre 2004 et 2009 d’Alberto Zedda, spécialiste de Rossini, entraîne des moments de satisfaction. L’action baigne dans un univers médiéval ; les échos de la mise en scène de Wildbad évoquent une transposition peu heureuse dans les bureaux d’un organisme de presse contemporain, soulevant l’éternel problème d’un choix qui peut entrer en contradiction avec le texte chanté. La seule audition permet de ne pas tenir compte de cet éventuel désagrément, inhérent à la visualisation. Quant aux mordus de Rossini, ils se feront un plaisir de découvrir les différences de détails de cette version originale romaine.

Examinons de près le plateau vocal, en nous gardant de faire une vaine comparaison avec la référence absolue citée plus avant. Corradino est confié au ténor italien Michele Angelini, qui a fait partie de la création mondiale de Frühlings Erwachen de Benoît Mernier à la Monnaie de Bruxelles en mars 2007 (rôle de Hanchen). Nous avons le souvenir d’une voix souplement docile et bien dosée, dont la confirmation dans Rossini (il a aussi été distribué dans Le Barbier de Séville ou Le Voyage à Reims) se concrétise dans les divers moments de l’action. A ses côtés, la soprano catalane Sara Blanch campe une Matilde qui allie l’ornementation à la douceur de l’émission, avec la capacité d’affronter les aigus sans faiblesse. Assurément, dans ce rôle qui se révèle difficile, elle est impeccable. Signalons la présence de l’excellent baryton Giulio Mastrototaro, un habitué de Wildbad, sollicité aussi en ce lieu, toujours en juillet 2019, pour Romilda et Costanza de Meyerbeer, récemment recensé pour Crescendo. Cette valeur sûre du genre semiserio donne au personnage d’Isidoro, poète de cour de Corradino qui reçoit l’ordre de tuer Matilde, mais la laissera s’échapper, une réelle épaisseur et une grande maturité vocale. 

Dans les autres rôles, qui font appel à un plateau international, la basse chinoise Shi Zong ou le baryton mexicain Emmanuel Franco confirment que Rossini leur convient assez bien.  La mezzo-soprano Lamia Beuque incarne avec un timbre moelleux la Contessa d’Arco, qui est jalouse de Matilde et l’accuse de vouloir faire évader Edoardo. Ce dernier rôle, travesti, est investi par la Russe Victoria Yarovaya, une élève de Galina Vichnevskaïa, qui réserve de superbes moments, notamment dans la cavatine Piange il mio ciglio, è vero de l’Acte I, ainsi que dans les airs de l’Acte II où elle affronte Corradino et Raimondo (Shi Zong). C’est notre coup de cœur de l’enregistrement. Les autres seconds rôles sont correctement attribués. On signalera encore des ensembles (quatuor et quintette de l’Acte I, sextuor et scène finale de l’acte II) bien équilibrés. 

En conclusion, on ne peut qu’être satisfait de connaître cette version originale de Matilde di Shabran, même si elle s’adresse en priorité aux amateurs pointus de Rossini. Les autres mélomanes peuvent s’arrêter au choix des CD ou DVD Flórez. 

Son : 9    Livret : 8    Répertoire : 8    Interprétation : 8

Jean Lacroix

 

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