Les huit grandes Suites de Haendel : la performance de Francesco Corti

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Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Suites en la majeur, fa majeur, ré mineur, mi mineur, mi majeur, fa dièse mineur, sol mineur, fa mineur HWV 426-433. Ouvertures de Il Pastor Fido, Teseo, Radamisto, Rodelinda HWV 8, 9, 12, 19. William Babell (c1689-1723) : Prelude ; The Overture from Rinaldo ; Lascia ch’io pianga from Rinaldo [Suits of the Most celebrated Lessons - First set en fa majeur]. Francesco Corti, clavecin. Livret en anglais, français, italien. Février 2021. TT 69’26 + 77’14. Arcana A499

Pour ces huit Suites parues en 1720, on se rappelle l’aisance de Scott Ross (Erato, mars 1984), suprême peintre qui épousait les courbes du paysage, dans la sobre lignée de son maître Kenneth Gilbert (Harmonia Mundi). En nos colonnes de décembre 2020, Jean Lacroix récompensait la plénitude et le raffinement de Pierre Hantaï (Mirare). Force, énergie, mais aussi souplesse et agilité (« sa main droite porte des ailes ») : en ces termes les contemporains de Haendel vantèrent-ils son habileté au clavier. C’est le griffon mi-félin mi-aigle qui dans le bestiaire fabuleux décrirait au mieux les traits performatifs de Francesco Corti. Robustesse et port altier du lion, acuité du regard aquilin, et non moins carnassier. Capables d’une endurance acharnée que l’on admirera dans la succession Air-Doubles-Presto de la Suite no 3. Ou comment réconcilier une incroyable détermination avec le zèle le plus échevelé. Sous une guise moins frénétique, l’oreille avait déjà été semoncée par la Gigue de la première Suite. Ou l’Ouverture de Rodelinda, une des transcriptions que l’on prête à Haendel lui-même.

Car ce double-album accueille aussi quelques arrangements tirés de l’univers lyrique du Caro Sassone, -de sa plume ou celle de Babell qui ébouriffe une volière d’abbellimenti. Francesco Corti ne perd aucune miette de ces fioritures, et ne lésine ni sur la salière ni l’étagère à épices pour pimenter ces ébats. Babell mais aussi Gottlieb Muffat et Francesco Geminiani ont inspiré une ornementation que l’interprète conçoit « plus insistante dans certaines Suites, plus légère dans d’autres, en alternant les styles autant que possible ». Outre l’habillage du texte, l’on admire la maîtrise du ton de chaque pièce. C’est cette variété et le contrôle de tous les paramètres qui font le prix de ce parcours sans faute. Exemplaire rythmicien, que ce soit dans les pages trépidantes ou méditatives : fluidité de la Courante HWV 429, calme respiration de la Sarabande consécutive. Un génie protéiforme capable dans la cinquième Suite de passer de la noblesse d’une Allemande de haute tenue à la fantaisie déniaisée des variations connues comme « Harmonious Blacksmith ».

Les froissements du Prélude, les mines de grand seigneur du Largo, l’émancipation calculée de l’Allegro : voici une lecture idéale de la Suite en fa dièse mineur, conclue par un épatant Presto qui nous laisse implorer que Francesco Corti vienne abonder la discographie scarlattienne. En ce genre de diableries, on ne saurait exprimer à quel point sa rugissante impétuosité sait se doubler d’une absolue dextérité qui enserre la partition avec une absolue précision. Qu’on écoute encore les coups de bec qui martèlent férocement le Presto de la Suite en sol mineur ! L’occasion de saluer le superbe clavecin d’Andrea Restelli, d’après un Christian Vater de 1738 : mécanique affutée répondant instantanément à l’intention, un spectre de couleurs qui, de la diaphane liqueur aux lourds agrégats, ne perd jamais sa transparence, -grâce aussi à l’écrin d’une prise de son adamantine.

En janvier, nous avions succombé au brio du Händel vs Scarlatti de Cristiano Gaudio (L’Encelade). À entendre ici les prouesses de son aîné, on doit bien avouer que la jeune génération italienne sait comment brûler les planches. On vanterait bien le caractère spectaculaire de ce récital si l’on ne craignait que l’argument n’accréditât un défaut de sensibilité ou une tentation de cuistrerie. L’écoute contredit tout soupçon, et ce n’est pas le moindre génie de ces deux CD que d’arrimer le goût le plus sûr, le plus complet, sur une scène qui pense avant tout à la représentation. Nous évoquions l’animal chimérique, mais l’imaginaire qui nous parle ne s’est pas désancré du réel : Francesco Corti mentionne que jouer cette musique appelle une « connaissance parfaite des différents langages musicaux de l’époque ». Il nous propose ici une galerie ouverte sur ce réseau, et qui en quintessencie les influences dans un creuset où chaque pièce s’incarne comme un acteur. Et se dramatise avec la signifiante netteté d’une péricope. Comment ne pas penser à cette tirade d’un célèbre dramaturge né dans la seconde patrie du Saxon ? : « All the world's a stage, and all the men and women merely players ». En deux heures et demie qui sont tout un monde, Francesco Corti a su cristalliser l’essence de ce théâtre.

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

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