Le mystère Sokolov

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La dernier récital où j’entendis Grigory Sokolov à Bruxelles en juin 2014 avait permis d’entendre un pianiste armé de moyens techniques exceptionnels et riche de qualités d’interprète hors du commun dans un mémorable récital Chopin (et je ne me fis pas faute de dûment l’encenser dans les colonnes de Crescendo). On ne s’étonnera donc pas de voir que la salle Henry Le Boeuf était pleine à craquer pour accueillir ce pianiste arrivé tardivement, mais à juste titre, au rang de star planétaire, et qui a en plus le mérite immense d’être un éperdu chercheur de vérité musicale. 
Mettre Schumann au programme d’un récital de piano est un risque considérable, car s’il est un compositeur qui se dérobe aux virtuoses qui ne seraient pas des poètes c’est bien lui. Se produisant comme de coutume devant une salle plongée dans l’obscurité, Sokolov ouvrit son récital par une Arabesque dont il offrit une interprétation curieusement décousue et sans grâce, marquée par quelques surprenants coups de boutoir de la main gauche. On eût pu mettre cela sur le compte de la nécessité pour le musicien de se délier un peu les doigts avant de passer aux choses sérieuses, mais la Fantaisie, op. 17 -attaquée sans pause après l’Arabesque- n’allait qu’accroître la perplexité. Sokolov entama le premier mouvement bille en tête, avec des doubles croches magnifiquement égales à la main gauche tout en assénant les octaves de la main droite avec une étonnante et incompréhensible brutalité. On se remit à espérer lorsque l’interprète aborda le poétique épisode Im Legendenton ou l’émouvant Adagio qui conclut ce mouvement, mais ces instants de répit ne furent que de brève durée. Car -hélas- tout au long de l’oeuvre chaque forte, chaque fortissimo, chaque sforzando était asséné comme à la truelle, et de plus aggravé par une sonorité métallique et franchement laide qui trahissait indubitablement la crispation de l’exécutant. La fin de l’oeuvre, heureusement apaisée, arriva comme un véritable soulagement après ce tir de barrage qui avait de quoi mettre plus d’un auditeur K.-O. debout. Cette débauche de brutalité était d’autant plus incompréhensible qu’elle venait d’un musicien probe et sensible, toujours soucieux de servir au mieux le compositeur.
La deuxième partie fut entièrement consacrée à Chopin. Après les deux Nocturnes de l’op. 37 interprétés correctement mais sans distinction particulière, Sokolov s’attaqua (c’est hélas le mot juste) à le Deuxième sonate de Chopin. Les deux premiers mouvements -avec un Scherzo particulièrement brutal- ne firent malheureusement rien pour dissiper l’impression plus que mitigée qu’avait laissé le volet Schumann. Les choses prirent une tournure nettement plus positive dans la Marche funèbre, où le pianiste russe rendit magnifiquement les accords de la main gauche qui ouvrent le mouvement comme de sourds et presque fantomatiques roulements de timbales, mais les octaves ascendantes à la main droite (forte puis fortissimo) virent Sokolov retomber dans ses travers avec une très laide sonorité de fanfare militaire soviétique. Heureusement, le tranquille épisode central fut rendu avec beaucoup de simplicité et une touchante retenue. Quant au tourbillonnant Presto conclusif, Sokolov en livra une version remarquable dans un legato parfaitement tenu et un respect total du sotto voce demandé par Chopin.
Conclusion: les grands pianistes sont des êtres humains et ont parfois des jours sans.
Patrice Lieberman
Bruxelles, Bozar, le 2 mars 2016

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