Le Prokofiev de Valery Gergiev

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Dans le cadre de sa série ‘Les Grands Interprètes’, l’Agence Caecilia organise, au cours de chaque saison, une série de concerts exceptionnels. Et le 10 janvier, elle a invité Valery Gergiev et l’Orchestre du Théâtre Marinsky. Il y a huit mois, dans le cycle des Concerts Migros, le chef et sa formation n’avaient laissé qu’une impression mitigée dans l’exécution boursouflée de deux des symphonies de Tchaïkovski. Et là, dans un programme plus éclectique juxtaposant Debussy, Prokofiev et Richard Strauss, le résultat est singulièrement différent. Depuis une vingtaine d’années, tant au théâtre qu’au concert, Valery Gergiev tente d’internationaliser le répertoire de la formation pétersbourgeoise en le confrontant  à d’autres horizons.

Dans un pianissimo extrêmement lent, est présenté le Debussy ô combien célèbre du Prélude à l’après-midi d’un faune qui profite de la sonorité magnifique de la flûtiste pour suggérer une atmosphère de langueur étouffante ; la clarinette se chargera de la dynamiser afin de faire chanter voluptueusement les cordes. Puis aux deux harpes et aux cymbales antiques sera laissé le soin de conclure sur une note énigmatique.

Dans une esthétique cinématographique rappelant les colossales épopées d’Eisenstein, est proposé Ein Heldenleben, le monumental poème symphonique de Richard Strauss qui requiert un effectif énorme dont peut s’enorgueillir l’Orchestre du Marinsky. Vrombissant à souhait, cors et cordes se délectent dans un premier thème narcissique que voudraient attaquer les critiques sarcastiques symbolisés par la flûte, le hautbois et le tuba ; mais leur débandade sème une pagaille que réprimera un magistral violon solo, usant des mille facettes de sa palette expressive pour donner libre cours aux élans passionnés. Trois trompettes acérées lancent le signal d’une mêlée qui tourne au tintamarre le plus assourdissant. Mais le remarquable pupitre de cors glisse facétieusement les citations des partitions antérieures du musicien avant de constituer le mur de soutènement de la résignation et de la paix retrouvée.

Néanmoins, entre ces deux ouvrages, le programme nous avait fait gravir de plus fascinants sommets avec une douzaine de pages extraites du ballet Cendrillon de Sergey Prokofiev. Une sonorité grassement étoffée  donne une ampleur inaccoutumée à l’Introduction, que zébreront un Pas de châle alerte, accentué par les premiers violons, et la dispute violente entre les deux sœurs. La clarinette narre avec dérision la leçon de danse, tandis que deux crincrins ébauchent une gavotte, précédant l’entrée primesautière de la Fée Printemps, que contrepointera nostalgiquement l’apparition de la Fée Hiver. Un nouvel univers s’ouvre avec la mazurka du deuxième acte, jouant des subtilités du rubato afin de faire miroiter une orchestration devenant féérique, lorsque Cendrillon paraît au bal et se laisse emporter par une valse aigre douce des cordes. Et les deux bécasses se passant des oranges n’en sont que plus grotesques face à la première rencontre du Prince avec l’inconnue : l’appui sur les registres graves laissent ici se répandre un lyrisme envahissant, pimenté de savoureuses dissonances. Et la valse-coda sera enivrante jusqu’à ce que wood-block et xylophone sonnent impitoyablement  les douze coups de minuit.

A la suite des ovations nourries, est concédé un bis, un Prélude au troisième acte de Lohengrin, ronflant d’allégresse jubilatoire devant un public conquis.

Paul-André Demierre

Genève, Victoria Hall, 10 janvier 2019

Crédits photographiques :  Valery Gergiev © Aline Paley

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