Le piano du défricheur et découvreur Aloïs Haba est aussi poétique 

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Aloïs Haba (1893-1973) : Intégrale de l’œuvre pour piano. Miroslav Beinhauer, piano. 2019-2024. Notice en anglais, en allemand et en tchèque. 133’ 20’’. Un album de deux CD Supraphon SU4357-2.

Même s’il ne bénéficie pas de la renommée internationale d’autres compositeurs tchèques du XXe siècle, on ne peut nier l’importance d’Aloïs Haba, surtout connu pour son opéra La Mère, créé par Hermann Scherchen en 1931. Il a mis en place un système de fragmentation du son et des recherches sur les micro-intervalles, qui l’ont amené à faire construire des instruments adaptés. Né en Moravie, le jeune Aloïs, issu d’une famille paysanne, étudie, après avoir été instituteur, au Conservatoire de Prague avec Vítězslav Novák, avant de recevoir des cours privés de Franz Schreker et de Ferruccio Busoni à Berlin. C’est la découverte de la musique traditionnelle qui l’amène à s’intéresser aux micro-intervalles, ; il les emploie à partir de 1920 dans un quatuor à cordes. Il y en aura seize du genre (intégrale par le Quatuor Haba, Neos, 2015), sans doute les plus représentatifs de son langage spécifique. 

Réalisé par le pianiste Miroslav Beinhauer (°1993), qui a déjà signé un album de deux CD consacré à un panorama d’œuvres de notre temps écrites pour un harmonium à six-tons conçu par Haba (Sub Rosa, 2024), le présent album s’attache à la musique pour piano « ordinaire » du Morave, qu’on pourrait partager en périodes, ici gravées dans l’ordre chronologique : 1914 à 1921 (huit œuvres, toutes composées pendant ses études, sur les douze du programme), 1926 (deux partitions), 1931 (une toccata), et enfin, après un long silence pianistique de quatre décennies, Six Humeurs, en 1971. Le tout est écrit dans un style original et affirmé, qui recèle bien des beautés sonores. 

L’influence postromantique marque le premier disque de l’album : Sonate en mi bémol mineur de 1914, sans numéro d’opus, premier essai prometteur qui ne manque pas de lyrisme, avant trois partitions en 1918. Les Trois Fugues s’inscrivent dans la tradition tchèque ; les Variations sur un Canon de Robert Schumann op. 1b s’inspirent d’un thème de l’opus 56 de ce dernier, les Études canoniques. Les Deux Pièces op. 2, nourries de l’influence de Franz Schreker, alors son mentor, se présentent comme une préparation pour la Sonate op. 3 de 1919, qui porte la marque de Busoni. Ces diverses pages, toutes écrites avant les 26 ans du compositeur, montrent un artiste en recherche de son propre langage. C’est à cette époque que Haba découvre les travaux de Schoenberg qui vont vivement l’intéresser et lui ouvrir des perspectives. 

Le second disque débute en 1920 : les Six Pièces op. 6, tentées par l’atonalisme, avant Deux Grotesques, destinées à un album collectif de 1922, où l’on retrouve huit compositeurs, parmi lesquels Bartók, Krenek et Wellesz. Erwin Schulhoff les crée à Berlin le 18 mars 2021, ces deux miniatures faisant forte impression. Une brève et plaisante Romance, Valse de 1921 semble, d’après la notice détaillée de Vlasta Reitterová, être un approfondissement d’une page de 1912. 

Pendant les cinq ans qui suivent, Haba ne compose que pour un piano à quart de ton. Cela nous amène en 1926 où, sur suggestion de Schulhoff, les Quatre danses modernes op. 39, puis Shimmy-Fox indiquent un attrait pour d’autres formes de modernité, divertissantes cette fois :  le blues, le tango ou le fox-trot. La Toccata quasi una fantasia op. 38 de 1931, dernier témoignage pianistique avant un silence de quarante ans, se présente comme une œuvre parfois austère, qui renoue avec l’atonalisme. Haba reviendra une dernière fois au piano en 1971, pour faire plaisir à la pianiste Emma Kovárnová, en composant Six Humeurs op. 102, des miniatures virtuoses pleines de sentiments nuancés. 

Le pianiste tchèque Tamas Vitek avait proposé, déjà pour Supraphon, un éventail de pièces pianistiques de Haba en 1997. Avec cette première intégrale pour piano signée par Miroslav Beinhauer, on dispose désormais d’un panorama de premier choix, qui a été longuement mûri, l’enregistrement s’étalant sur cinq ans, de 2019 à 2024. Beinhauer joue l’ensemble dans une atmosphère claire, soulignant de façon naturelle les moments énigmatiques, rythmés ou lyriques, qui rendent justice à un compositeur polyvalent qui, comme le souligne Guy Erismann dans La musique dans les pays tchèques (Fayard, 2001), fut apprécié comme un découvreur et un défricheur. C’est peu dire, pourtant, que le véritable héritage réside en réalité dans le culte de l’émotion poétique et non dans l’inédit ou l’inouï

Son : 8,5    Notice : 10    Répertoire : 9    Interprétation : 10

Jean Lacroix

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