Le Requiem pour Larissa de Silvestrov est celui de la sidération

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Valentin Silvestrov (°1937) : Requiem pour Larissa, pour solistes, chœur mixte et orchestre. Priska Eser, soprano ; Jutta Neumann, alto ; Andreas Hirtreiter, ténor ; Wolfgang Klose et Michael Mantaj, basses ; Chœur des Bayerischen Rundfunks ; Orchestre de la Radio de Munich, direction Andres Mustonen. 2011. Notice en allemand et en anglais. 60.15. BR Klassik 900344. 

Sans doute le plus universellement connu des compositeurs ukrainiens, Valentin Silvestrov a eu 85 ans le 30 septembre dernier. A cette occasion, le label BR Klassik lui rend hommage à travers la diffusion d’un concert, donné à Munich le 17 juin 2011, consacré à son Requiem pour Larissa. Cette partition de 1999 a été écrite après le décès inopiné, trois ans auparavant, lors d’une hospitalisation pour une opération de routine, de l’épouse de Silvestrov, la musicologue Larissa Bondarenko, qui était à ses côtés depuis le début de son parcours artistique. Traumatisé par cette perte, le musicien a connu une profonde dépression et a tenté de faire son deuil par le biais de ce Requiem sombre et douloureux, souvent désespéré, qui est l’expression de son déchirement et de sa sidération face à une épreuve impossible à surmonter. Il a même envisagé, à cette époque, de ne plus composer.

Formé au Conservatoire de Kiev, sa ville natale, notamment par Boris Lyatoshynsky, Silvestrov a été, dès l’écriture de sa Symphonie n° 1 de 1963, en marge de l’esthétique musicale alors prônée par les autorités soviétiques. Attiré par la technique sérielle, sans négliger la ligne mélodique, il s’est inscrit dans la filiation de Darmstadt, avant de peu à peu se diriger vers un néo-romantisme assumé, se réclamant, pour ses œuvres ultérieures, de l’intuition, de la tension autour de la mélodie et d’une aspiration spirituelle. Construit en sept mouvements, le Requiem pour Larissa se présente comme une série de réminiscences de pages antérieures, en lien avec l’épouse disparue. Juste avant le décès de cette dernière, il avait écrit pour elle une pièce pour piano dont on retrouve un écho dans l’Agnus Dei. Intitulée « Le Messager », elle pourrait, selon les dires de Silvestrov rapportés dans la notice, être Larissa elle-même, ou peut-être aussi une muse qui emploie à distance un langage du lointain XVIIIe siècle. L’ensemble est d’une beauté poignante, sur un fond de désespoir que l’on ressent soi-même avec acuité, dans un climat global de douceur infinie et de tendresse, entrecoupé par des moments de violence, signes d’une révolte intérieure face à l’injuste et inéluctable destin. Il est difficile d’affronter ce chagrin, exprimé musicalement avec un tel poids d’irrémédiable douleur. 

Silvestrov utilise les mots de la messe en latin, mais le plus souvent interrompus, fragmentés, comme s’ils étaient impossibles à prononcer dans leur entièreté. Un chœur mixte à cinq voix est tour à tour divisé ou réuni, avec des interventions solistes. Les successifs Requiem aeternam, Tuba mirum, puis Lacrimosa dies illa, forment un ensemble de près d’une demi-heure et installent une atmosphère où l’on ressent la dépression du compositeur et sa résignation, les chœurs accompagnant son vain espoir de consolation. C’est aussi une invitation au recueillement, brutalement malmené, dans le Tuba mirum, par des trombones grinçants et menaçants, des roulements de timbales, du tam-tam, des cordes gémissantes et des projections vocales du chœur. La souffrance est exprimée par les effets d’un synthétiseur dont le son donne la sensation irréelle d’un célesta, voire d’un harmonica de verre. Le rédacteur de la notice, Wolfgang Schär, parle avec raison d’une musique céleste séduisante, que l’on peut considérer comme une véritable communion de l’époux meurtri avec la défunte. On est au comble de l’émotion, le Lacrimosa se souvenant, par le biais de la soprano puis du ténor, tous deux très sensibles et très expressifs, de la Symphonie n° 1 de 1963, avec des chœurs éthérés. L’émotion se prolonge dans un Largo, assez bref (un peu moins de sept minutes), qui se nourrit d’une autre source en se détachant du texte latin pour magnifier un poème de l’écrivain ukrainien Taras Shevchenko (1814-1861), intitulé Le Rêve. Il s’agit d’un adieu triste au monde et une évocation de la patrie, que Silvestrov a déjà utilisé dans ses Stille Lieder du milieu des années 1970. Le ténor est accompagné par la harpe pour cette mélopée mélancolique que soutient, presque effacée, la voix de la soprano et le chœur à bouche fermée. On baigne dans une atmosphère quasi mystique, pendant que les mots saluent la terre natale, dont on laisse les nuages derrière soi. Une page prémonitoire, plus de vingt ans avant la guerre actuelle ? Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine à la fin du mois de février dernier, Silvestrov a pris la décision de s’exiler et s’est établi à Berlin, avec sa fille et sa petite-fille. Le cœur se serre à l’aune de cette double perte, celle de la femme aimée et celle de la patrie. Ce Largo établit un équilibre structurel entre les deux parties du Requiem et lui apporte une dimension universelle.

Retour au latin pour les trois derniers mouvements, avec un Agnus Dei épanoui qui, rappelons-le, se souvient de la pièce pour piano « Le Messager ». Avec des cordes en suspension et des effets de réverbération (dus à l’enregistrement dans la Herz-Jesu-Kirche munichoise), on découvre une ouverture à la contemplation, hors du temps, qui peut faire penser à une relation avec un Mozart virtuel. Ici aussi, l’émotion creuse un terrain propice, et c’est sans doute ce sentiment qui demeure, profondément, lorsque l’on entend le double Requiem aeternam et sa parcimonie de mots. Tout se dissout peu à peu pour entrer dans le silence, avec l’utilisation du synthétiseur qui se substitue au verbe comme un vent qui souffle doucement, puis comme l’écho de ce même vent. La plainte domine, comme si elle était en réminiscence des deux premiers mouvements. Silvestrov installe ainsi, en lui-même et au plus profond du cœur de l’auditeur, une sensation de recueillement, entre solitude et abandon, tous deux inguérissables. Aucun espoir ne vient traverser cette fin désespérée et tragique, qui est aussi un partage dont on ne sort pas intact.

Il existe une version de 2004 de ce Requiem pour Larissa, sous label ECM, qui a inscrit à son catalogue une grande partie des œuvres de Silvestrov. Elle est bien servie par les chœurs et l’Orchestre National d’Ukraine, placés sous la direction de Volodymyr Serenko. Cette gravure en public semble toutefois apporter un surcroît de sensibilité dramatique. Les solistes et les chœurs sont très investis, tout comme le chef estonien Andres Mustonen (°1953), un habitué de la musique d’Arvo Pärt, Sofia Gubaidulina ou Krzysztof Penderecki. Ils participent pleinement à ce poignant hommage à l’épouse disparue, qui est une partition majeure de notre temps.

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

 

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