Le Roi d’Ys de Lalo, brillamment revisité, sept décennies après André Cluytens

Édouard Lalo (1823-1892) : Le Roi d’Ys, opéra en trois actes. Judith van Wanroij (Rozenn), Kate Aldrich (Margared), Cyrille Dubois (Mylio), Jérôme Boutillier (Karnak), Nicolas Courjal (Le Roi), Christian Helmer (Jahel/Saint Corentin) ; Chœurs et Orchestre philharmonique national de Hongrie, direction György Vashegyi. 2024. Articles en français, avec traduction anglaise. Texte complet du livret, avec traduction anglaise. 102’ 20’’. Un livre-disque Bru Zane de deux CD BZ1060.
L’inspiration bretonne, qui est l’une des caractéristiques du Roi d’Ys, fait l’objet, parmi la documentation de qualité qui accompagne, comme toujours, la collection des livres-disques du Bru Zane, d’un excellent article de Vincent Giroud, qui élargit le sujet à la musique française du XIXe siècle. Commencer la découverte de ce nouvel enregistrement par cette corne d’abondance en termes d’informations est une démarche à conseiller, que l’on pourra faire suivre par la lecture d’une longue critique d’époque, signée par le compositeur Victorin Joncières, parue dans La Liberté, le 14 mai 1888, sept jours après la création de l’opéra de Lalo à l’Opéra-Comique, et dont le titre C’est un succès correspond tout à fait à l’accueil chaleureux réservé à la première du Roi d’Ys. Rappelons l’intrigue, que la quatrième de couverture du livre-disque résume idéalement : Sur les côtes bretonnes du royaume de Cornouaille, la guerre cesse enfin entre Karnak et les habitants de la ville d’Ys. La condition de cette trêve est la main de la princesse Margared. Mais l’amour qu’elle éprouve pour Mylio, promis à sa sœur Rozenn, donne lieu à un terrible raz-de-marée fomenté par désir de vengeance. Sur un excellent livret du dramaturge Édouard Blau (1836-1906), qui collaborera aussi à ceux du Cid et de Werther de Massenet, Lalo a composé une tragédie d’une durée d’une centaine de minutes aux effets contrastés et à l’action bondissante, avec une orchestration haute en couleurs et de théâtraux moments choraux. Un coup de maître !
En 1957, André Cluytens, à la tête des Chœurs et de l’Orchestre national de l’ORTF, en signait pour EMI une absolue version de référence, avec une direction au puissant souffle dramatique et un plateau vocal de rêve : Janine Micheau (Rozenn), Henry Legay (Mylio), Rita Gorr (effrayante Margared) et Jean Borthayre (Karnak, tout aussi féroce). Pour le Chant du Monde, Pierre Dervaux suivait, en 1973, avec les Chœurs et l’Orchestre lyrique de l’ORTF, et les voix d’Andrea Guiot, Alain Vanzo et Jane Rhodes, Margared un peu sophistiquée. Quinze ans plus tard, c’était le tour d’Armin Jordan de servir l’œuvre avec les Chœurs et l’Orchestre philharmonique de France et la présence de Barbara Hendricks, Edoardo Villa et Delorès Ziegler (Erato, 1988). Ces deux dernières versions n’atteignaient pas l’idéal Cluytens, qu’il s’agisse de la direction ou des interprètes du chant, sans dénier à ceux-ci des qualités individuelles.
Il aura fallu attendre près de sept décennies pour recevoir enfin une gravure équivalente à celle de 1957, qui, sans la dépasser, l’égale à plusieurs titres. L’événement a été enregistré du 9 au 11 janvier 2024 au Béla Bartók Concert Hall du Müpa Budapest, avec des forces chorales et orchestrales locales, et des interprètes du chant qui ont fait leurs preuves dans d’autres productions chez Bru Zane. Quant au chef hongrois György Vashegyi (°1970), on lui devait déjà, dans cette collection, Phèdre de Jean-Baptiste Lemoyne (2020), Les Abencérages de Cherubini (2022), et un récent Werther de Massenet (2024), qui méritaient tous trois des éloges. Cette fois encore, il s’approprie la musique de Lalo avec une grande force de conviction, dès l’ouverture, enlevée, remarquable morceau de concert avec solo de violoncelle, qui utilise de façon habile des thèmes de l’opéra. Les chœurs hongrois, investis, engagés et précis, participent eux aussi à cette réussite moderne d’une fresque dont on mesure, comme avec Cluytens par le passé, le formidable impact dramatique. Le Roi d’Ys est vraiment un superbe opéra ! Pourquoi est-il si peu présent sur les scènes (l’Opéra Royal de Wallonie l’avait programmé en 2008, sous l’ère Mazzonis ; un DVD Dynamic en témoigne) ?
Pour cette réussite, il fallait un plateau vocal de haut niveau, qui soigne aussi le texte. C’est le cas. Le personnage de Margared, que notre compatriote Rita Gorr (1926-2012), qui fit une grande carrière sur toutes les scènes internationales et fut acclamée à Bayreuth, a tant marqué chez Cluytens, est ici chanté par la mezzo américaine Kate Aldrich. Elle tient bien la comparaison, car elle est capable, elle aussi, d’apporter au rôle la tension véhémente qui le traverse, comme dans l’air du premier tableau de l’Acte II, où l’on retrouve des éléments de l’ouverture. Avec le baryton français Jérôme Boutillier en Karnak agressif, elle forme un duo pervers dont la Scène III de l’Acte II, « L’enfer t’écoute », illustre la haine démentielle. La soprano hollandaise Judith van Wanroij incarne la candide Rozenn, avec des couleurs élégantes et fraîches. Le ténor Cyrille Dubois, qui ne cesse de nous éblouir dans tout ce qu’il aborde, est Mylio, voix souple aux accents lumineux, dont on admire sans réserve l’aubade Puisqu’on ne peut fléchir, à l’Acte III. Le baryton Christian Helmer couvre avec aisance le passage de Jahel à Saint Corentin. Quant au Roi, dont on soulignera la dignité et l’humanité, il est campé avec hauteur de vue par la basse Nicolas Courjal.
On l’aura compris : on dispose enfin d’une intégrale du Roi d’Ys digne de figurer à côté de la version légendaire d’André Cluytens. Ce n’est pas trop pour une telle partition ; c’est en tout cas un événement majeur qui suit de peu la célébration, il y a deux ans, du bicentenaire de la naissance de Lalo.
Son : 9 Notices : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix