Alexandre Kantorow et les univers rhapsodiques de Brahms, Bartók et Liszt
Johannes BRAHMS (1833-1897) : Rhapsodie n° 1 op. 79 n° 1 ; Sonate pour piano n° 2 op. 2. Béla BARTÓK (1881-1945) : Rhapsodie op. 1. Franz LISZT (1811-1886) : Rhapsodie hongroise n° 11. Alexandre Kantorow, piano. 2019-2020. Livret en anglais, en allemand et en français. 66.28. SACD BIS-2380.
En peu de temps, Alexandre Kantorow s’est imposé comme l’un des pianistes majeurs de notre temps. Ses premiers enregistrements, où l’on retrouve des sonates françaises, des compositeurs russes, des concertos de Liszt, puis de Saint-Saëns, et même une création de José Serebrier, ont été salués et récompensés par la critique internationale avec force dithyrambes. En 2019, il remporte le Premier Prix et la Médaille d’or du Concours Tchaïkovski à Moscou. Voici le premier album gravé depuis ce moment prestigieux ; il est consacré à un programme homogène sous le signe de la rhapsodie.
Alexandre Kantorow, âgé aujourd’hui d’un peu plus de 23 ans, a choisi deux œuvres de jeunesse de Brahms et de Bartók comme piliers de son programme. On pourrait dès lors s’étonner que celui-ci débute par une page de 1879, la Rhapsodie n° 1, composée par Brahms en pleine maturité, à l’âge de 46 ans. Mais ce sont précisément les élans vifs et le retour à une fougue renouvelée, après les Klavierstücke op. 76 au climat de confidences, qui permettent à notre pianiste d’installer un espace de passion qu’il rend à la fois plein de tension et de finesse, dès les premières notes enlevées avec un lyrisme qui va s’épanouir au fil du temps pour accéder à une émotion expressive qui interpelle l’auditeur. Soucieux du détail et de la clarté, Kantorow joue de la couleur avec un sens des contrastes équilibré, ce qui donne à cette version que l’on dirait parfois murmurée une dynamique riche et véhémente. De son côté, la Sonate n° 2 nous reporte au temps où Brahms rencontre le couple Schumann. Le compositeur a vingt ans, l’âge où tout est possible, tant dans l’envolée que dans la profondeur. Kantorow s’approprie ce message plein d’impulsivité et parfois d’emphase et lui insufflant une véhémence frémissante mais en domine la structure pour ne pas la laisser s’égarer. Le choix des tempi le montre à suffisance : l’intensité est mesurée, les envolées n’excluent pas la volonté de rendre à l’œuvre sa part de douceur comme de hauteur de vue. Le chant est éloquent, toujours, il est en première ligne d’un son dont on ressent physiquement la fluidité, mais aussi la densité. La jeunesse de Brahms, comme celle de Kantorow, y prennent un caractère de maturité déterminée et de franche ferveur. C’est à la fois grand, noble et dépouillé.
La Rhapsodie op. 1 de Bartók est aussi une œuvre de jeunesse, écrite à 23 ans. Est-ce pour cela que Kantorow l’a choisie, lui qui compte le même nombre d’années ? Cette partition de 1904 en deux mouvements, que Bartók habillera bientôt en lui adjoignant un orchestre et dont il fera aussi une version pour deux pianos avant une forme abrégée en 1907, se situe avant l’époque où le compositeur commence à collectionner les mélodies populaires de son pays. L’intéressante notice de Jean-Pascal Vachon précise que c’est « du côté de Brahms qu’il faut regarder en ce qui concerne la couleur ». Ce qui ne signifie pas continuité, mais plutôt assimilation d’une tradition pas si lointaine qui remonte à Liszt, avec un premier mouvement au cours duquel on pense aux sonorités d’un cymbalum, alors que la suite se lance dans des moments rythmiques très vifs. On comprend mieux dès lors la construction du programme et son homogénéité : ce Bartók est placé après un Brahms aux résonances audacieuses et avant la Rhapsodie hongroise n° 11 de Liszt, aux racines magyares, que le maître dédie au Baron Orczy, un modeste compositeur dont la fille connaîtra la célébrité avec la série des romans héroïques du Mouron rouge. C’est la virtuosité qui parle, après une introduction désenchantée, des passages vigoureux ou tendres et une coda irrésistible. Ici encore, Kantorow est souverain, y compris dans le panache.
Le Bartók et le Liszt ont été enregistrés à la Fondation Louis Vuitton (Paris) en septembre 2019, et les Brahms au Tapiola Concert Hall à Espoo (Finlande) en janvier 2020. Les quatre mois qui les séparent n’ont pas altéré l’unité d’atmosphère ni la qualité sonore. Ce SACD est une confirmation de l’immense talent d’Alexandre Kantorow, dont la capacité à dominer des univers variés est sidérante. Tout semble naturel, familier, donnant à son jeu cette impression d’improvisation et d’évidence qui est la griffe des pianistes de race dont ce jeune artiste fait déjà partie.
Son : 10 Livret : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix