Le souvenir de Lola Bobesco, 1920-2003
Lorsqu’elle participe à Bruxelles, en mars 1937, au premier Concours Eugène Ysaÿe, qui précède de près de quinze ans le futur Concours Reine Elisabeth, Lola Bobesco n’a pas encore 17 ans. Elle se classe en septième position d’un palmarès prestigieux. Le 1er Prix, c’est David Oïstrakh qui a déjà 28 ans ; l’Austro-américain d’origine argentine Ricardo Odnopossof est deuxième, suivi de quatre Russes. Cinq décennies plus tard, Lola Bobesco se produit au Japon, qui la reçoit avec tous les honneurs depuis les années 1980, ce Japon où elle est adulée, traitée comme une star, et où les mélomanes s’arrachent ses disques. A Osaka, elle jouera un jour devant une salle de 3 600 personnes complètement à sa dévotion. Les mélomanes japonais vont lui attribuer le titre de « beauté éternelle ».
Entre ces deux dates symboliques, Lola Bobesco aura mené une carrière aux volets multiples : en récital, en musique de chambre, en soliste avec orchestre, à la tête des « Solistes de Bruxelles » qu’elle fonde dès 1958, formation qui s’appellera « Ensemble d’Archets Eugène Ysaÿe » avant de devenir « Orchestre de Chambre de Wallonie » vingt ans après, lorsque Lola Bobesco la quittera. Il faut ajouter une carrière de professeur aux Conservatoires de Liège, puis de Bruxelles, et la fondation du quatuor Arte del Suono, au début des années 1990. Une carrière exceptionnelle à maints égards, marquée par de nombreux enregistrements dont la plupart ne sont pas disponibles chez nous, alors qu’au Japon, toujours admiratif, de fréquentes rééditions prolongent le coup de cœur initial.
Née à Craiova en Roumanie le 9 août 1920, Violeta Coralia Lola Anna Maria est issue d’un milieu artistique. Elle développe de remarquables dons dès l’âge de trois ans et se produit en public un an plus tard. Une bourse de la Reine Marie lui permet de tenter l’aventure de l’étranger. Son père, violoniste et chef d’orchestre, l’emmène à Prague, à Vienne, à Salzbourg ; en cours de route, elle aurait donné plus de 350 concerts avant d’aboutir à Paris où son père la confie dès ses sept ans à des pédagogues réputés : Marcel Chailley et Jules Boucherit. Parmi les élèves de ce dernier, auquel Reynaldo Hahn a dédié son concerto pour violon, on trouve notamment Ginette Neveu, Henryk Szeryng ou Ivry Gitlis. Après le Concours Ysaÿe, Lola Bobesco est sollicitée : elle va se produire avec orchestre sous la direction de George Enescu, Paul Paray, Philippe Gaubert, Eugène Bigot ou Piero Coppola, mais aussi avec Franz von Hoesslin, Ernest Ansermet, Willem van Otterloo, Eduard Flipse ou encore Willem Mengelberg, le 10 novembre 1938, au Concertgebouw d’Amsterdam. On l’entend aussi en duo avec Dinu Lipatti dont elle crée le Trio, Antonio Janigro s’étant joint à eux. Sa carrière semble être lancée.
Mais la Seconde Guerre Mondiale va y mettre un arrêt, au moment même où elle enregistre ses premiers 78 Tours, des œuvres de son compatriote Stan Golestan. Cinq années difficiles l’attendent : engagements peu nombreux, retransmissions occasionnelles de concerts ou passages de disques à la radio, surtout après la chance qui se présente à la fin de 1942 d’enregistrer avec Eugène Bigot la Symphonie espagnole de Lalo qu’elle avait jouée en 1937 au Concours Ysaÿe et qui sera l’une de ses œuvres fétiches. A la fin de la guerre, elle retrouve le pianiste Jacques Genty (1921-2014) avec lequel elle a effectué quelques tournées avant le conflit. Le duo se reforme et il est engagé pour des prestations en Belgique où il décide de s’installer. Dès 1946, le couple, qui se marie en 1948, loge au château de Wezembeek, chez un ami, Philippe de Burbure, avant de s’établir à Bruxelles. Le duo va devenir l’un des grands favoris du public. Les récitals vont se succéder en Belgique et à l’étranger, couronnés en 1956 par un voyage au long cours qui conduit le couple jusqu’en Afrique, à Singapour ou à New Delhi. Pendant cette période, Lola Bobesco poursuit sa carrière de soliste ; elle est très sollicitée chez nous, mais aussi en France, en Allemagne, en Hollande, ainsi que dans sa Roumanie natale où elle retourne régulièrement. Le partenariat avec Jacques Genty est devenu célèbre, à tel point que c’est à ce duo que le label Decca confie en 1950 les premiers enregistrements des sonates de Franck et de Fauré en 25 cm. Le couple divorcera en 1962 mais poursuivra sa collaboration artistique pendant les trente années qui suivront, offrant des sonates de Mozart, Beethoven, Brahms, Debussy, Lekeu ou Poulenc des versions de haut niveau. Lorsque Lola Bobesco se produira au Japon, Jacques Genty sera encore du voyage pour des récitals de musique de chambre et des enregistrements.
L’aventure des « Solistes de Bruxelles », qui démarre en 1958 et va durer vingt ans, mériterait un long développement. Cette formation de chambre que Lola Bobesco dirige (mais elle se définira toujours comme « chef d’équipe ») va acquérir une réputation internationale de premier plan et se produire triomphalement jusqu’à Vienne, Berlin ou Moscou, entraînant des éloges dithyrambiques dans la presse de ces villes. De nombreuses tournées ponctueront ce parcours dont maints témoignages discographiques confirment les qualités. Lola Bobesco n’en néglige pas pour autant sa carrière de soliste : elle joue sous la direction de Paul Van Kempen, Jascha Horenstein, Karl Böhm (Cinquième concerto de Vieuxtemps, disponible chez Audite), Carlos Paita, Janos Furst, Charles Munch, Otto Klemperer, Paul Klecki… Le 17 janvier 1960, c’est la baguette de Hans Schmidt-Isserstedt à la tête du Philharmonique de Berlin qui l’accompagne dans le Concerto de Brahms. Ce soir-là, c’est Karajan qui devait être là, mais il est malade ! La violoniste fera souvent part de ses regrets de n’avoir pu se produire avec lui.
Le répertoire de Lola Bobesco, qui avait pris la nationalité belge, est vaste. En soliste, on retrouve les grands concertos, sauf celui de Sibelius hélas, ainsi qu’un petit nombre de compositeurs du XXe siècle : le Premier de Prokofiev, Barber, Golestan, les Belges Léon Jongen ou Louis De Vocht. Bach et Mozart, qu’elle adorait tous deux, Beethoven, Brahms, Lalo, Mendelssohn, Tchaïkovski, le Troisième de Saint-Saëns, Vivaldi sont très présents. A la tête des Solistes de Bruxelles où elle assuma toutes les tâches, y compris administratives, le répertoire couvre plusieurs siècles, de Monteverdi à Stravinsky en passant par Vivaldi, Bach (dont L’Art de la fugue) et Mozart, bien sûr, mais aussi par Lassus, Durante, Haendel, Leclair, Grieg ou Ysaÿe (qu’elle jouera aussi en solo). Et les Belges du XXe siècle sont mis en évidence : Quinet, Leduc, Simonis, Van Rossum, Bernier, Stehman, Devreese… On ne peut tout citer mais la diversité est grande et témoigne d’un éclectisme judicieux.
A l’heure actuelle, nous l’avons dit, il est très difficile chez nous de se procurer des enregistrements de Lola Bobesco ; non réédités, ils sont pour la plupart indisponibles. Il faut donc se tourner vers le Japon qui propose un choix important, ou vers des sites internet où les ventes sont proposées parfois à des prix exorbitants. Il serait pourtant indispensable de retrouver, pour ne citer que cela, les duos de Pleyel (avec Jerrold Rubenstein), les récitals Kreisler (avec Wilhelm Hellweg), les sonates de Leclair (avec Christian Badea) ou les Sonatines de Schubert (avec Meiko Miyazawa). Sans parler de l’incontournable legs du partenariat avec Jacques Genty. Les labels Meloclassic et SWR nous ont récemment rendu de prodigieux concerts des années 1957 à 1961 en Allemagne. D’autres trésors dorment sans doute dans les archives allemandes. On saluera donc le projet du label belge Pavane qui envisage la parution d’un coffret de plusieurs CD dans un avenir que l’on espère proche. Il sera consacré à la musique de chambre et tous ceux qui admirent l’art épanoui de Lola Bobesco s’en réjouiront.
Un art épanoui ? Le critique musical Jean-Charles Hoffelé, lors de la sortie d’un album Meloclassic en 2016 où l’on peut entendre Lola Bobesco et Jacques Genty en récital à Ludwigsburg en juillet 1958, soulignait sur son blog la modernité du jeu de la violoniste, aussi bien dans le domaine de l’imaginaire poétique que dans le discours dramatique. Il précisait à quel point son violon impérieux et virtuose chante. C’est ce dernier mot, on ne peut plus approprié, qu’il faut garder en mémoire lorsque l’on évoque Lola Bobesco. On y ajoutera le charme, l’élégance, le raffinement, la chaleur et la beauté sonore.
Lola Bobesco avait choisi de se retirer dans une maison de retraite à Sart-lez-Spa, où elle est décédée le 4 septembre 2003. Elle repose dans le petit cimetière de cette commune.
Jean Lacroix
Crédits photographiques : Collection particulière Armand Rahier
1 commentaires