L' "homo ludens" à La Monnaie

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Peter de Caluwe © Johan Jacobs

Contre mauvaise fortune, jeu, créativité, travail, nouveau répertoire et qualité. Pour présenter la nouvelle saison de La Monnaie, Peter de Caluwe annonçait une heure de parole à lui seul. Long, à priori ! Au bout d'une heure et quart, on était étonné que la présentation soit terminée tant le discours était inventif, enthousiaste, émaillé de touches d'humour, parcouru d'intelligence créative. Car s'il dirige un des opéras le plus appréciés au monde, l'homme est aussi au coeur de la société et ne joue pas la vestale outrée lorsqu'on lui annonce la réduction des subventions de la Grande Maison -on ne sait toujours pas jusqu'où elles vont être réduites- mais souhaite que le gouvernement fédéral l'aide à diminuer ses coûts, bien conscient qu'il ne peut que réduire les subventions. Autre souci pour cette saison: avec les travaux de rénovation indispensables -de l'été 2015 au printemps 2016- il a fallu trouver de nouveaux lieux pour accueillir les productions. L'humour étant la politesse du désespoir, Peter de Caluwe détourne les mauvaises augures pour placer la saison sous la férule de l'"homo ludens" : l'homme ne se définit pas tant comme homo sapiens (l'homme qui sait) ou homo faber (l'homme qui fait) que, et surtout, comme homo ludens (l'homme qui joue); l'homme est et doit être un homme qui joue. L'historien néerlandais Johan Huizinga paraphrase là le poète Friedrich Schiller pour qui "l'homme ne joue que là où il est homme, dans la pleine acception de ce mot, n'est tout à fait homme que là où il joue". Et Peter de Caluwe de poursuivre : "jouer est le mot qui résumera le mieux la saison 2015/2016 de La Monnaie; jouer avec les lieux, les budgets, la programmation, les styles, les interprétations; adapter constamment tous les paramètres dans un contexte sans cesse changeant, à la manière d'un grand puzzle". La saison débutera tôt en septembre, prolongeant l'atmosphère des vacances avec L'Elisir d'amore de Donizetti qui n'a plus été donné à La Monnaie depuis 1985, alors qu'il est l'opéra le plus joué au monde. L'Elisir sera proposé sur une plage de sable fin, kiosque et chaises longues inclus (mise en scène de Damiano Michieletto, un habitué de La Scala et direction musicale de Thomas Rösner, au Cirque Royal, une production du Palau de les Arts Reine Sofia et du Teatro Real de Madrid). On versera très vite dans l'opéra d'aujourd'hui avec Powder her face, premier opéra de Thomas Adès avec des références au cabaret, à la comédie musicale et au tango. La production, c'est dit, choquera peut-être (M.Sc. Mariusz Trelinski, Dir. Mus. Alejo Perez, septembre, début octobre, Halles de Schaerbeek, co-production avec le Teatr Wielki Opera Narodowa de Varsovie). La nouvelle saison donnera aussi l'occasion de retrouver, à Flagey, Pascal Dusapin avec To be sungopéra de chambre créé à Paris en 1994, dans une mise en scène et direction musicale de l'équipe du récent Medulla dont le solide succès induira -si tout va bien!- une reprise dès cette année. En juin, la saison se refermera avec un autre élixir, celui de vie : Frankenstein, en création mondiale, une commande de La Monnaie à Alex Ollé de la Fura dels Baus qui transpose à l'opéra le best-seller de Mary Shelley, deux cents ans exactement après la parution de ce saisissant roman qui rejoint des questions d'actualité. La musique en a été confiée au compositeur américain Mark Grey. Revenons aux schèmes plus «classiques» avec un incontournable du répertoire -grâce à Maria Callas qui le fit revivre- absent de la scène lyrique bruxelloise ces dernières décennies, La Vestale de Spontini que l'on peut considérer comme le premier grand opéra français, maillon entre Gluck et Meyerbeer et Berlioz. La direction musicale confiée à Alessandro de Marchi (que l'on a déjà retrouvé à deux reprises à La Monnaie dans Mozart) laisse présager un Spontini lorgnant vers le classicisme et le baroque (M. Sc. Eric Lacascade, Cirque Royal, co-production avec le Théâtre des Champs Elysées). Puis une oeuvre peu jouée pour la difficulté de sa mise en scène fera sa première bruxelloise : Adriana Lecouvreur, opéra vériste de Francesco Cilea, en version concert sous la direction d'Evelino Pido. Le rôle-titre ira à Lianna Haroutinian puisqu'Angela Gheorgiu s'est une fois encore désistée (co-production Bozar). Au mois de mars, retour sur la scène rénovée de La Monnaie avec Béatrice et Bénédict, dernier opéra de Berlioz pour lequel le jeune acteur et metteur en scène français Richard Brunel réalisera une nouvelle version des textes parlés (M.Sc. Richard Brunel, D. Mus. Jeremie Rhorer/Samuel Jean avec une belle représentation belge : Anne-Catherine Gillet, Sophie Karthäuser, Lionel Lhote). En mai, une reprise : Mitridate de Mozart qui avait en 2007 marqué l'arrivée de Peter de Caluwe à La Monnaie où il n'avait jamais été donné. Une production de Robert Carsen qui sera reprise avec Christophe Rousset pour la direction musicale (co-production Theater an der Wien). Restrictions budgétaires obligent: la Monnaie a dû renoncer à sa grande production lors des fêtes de décembre. Ce « black-out scénique » sera compensé par une version semi-scénique du populaire opéra familial Hänsel und Gretel de Humperdinck en co-production avec Bozar sous la direction de Lothar Koenigs et une combinaison de projections cinématographiques live et de théâtre d'ombres et de marionnettes. Last but not least, deux nouveaux venus dans l'histoire de La Monnaie et d'ailleurs : Démon du pianiste et compositeur russe Anton Rubinstein d'après le poème éponyme de Lermontov. Jugé sacrilège à sa publication, il connut un succès immédiat et diverses interprétations sans toutefois quitter la Russie. Ce sera une première belge (version concert) sous la direction de Mikhail Tatarnikov et dans une distribution russe et ukrainienne (21 et 24 janvier, co-production Bozar). La présentation de la saison de l' « homo  ludens » devait se terminer sur une touche d'humour. Les restrictions budgétaires, on le sait, on contraint La Monnaie à renoncer à l'opéra baroque et à la danse. Que faire donc du projet Monteverdi dont la production était déjà très engagée? Au moment de quitter la salle d'une vaine réunion, l'illumination vient de René Jacobs. Il se souvient avoir dirigé à Paris il y a une vingtaine d'année une partition de Florian Leopold Gassmann qu'il venait de découvrir : Opera seria, une parodie hilarante de la scène lyrique italienne du XVIIIe siècle qui aborde les préparatifs complexes d'une production d'opéra et offre un commentaire comique de « la maison d'opéra en temps de crise ». Que trouver de mieux ? L' "homo ludens" se met à l'oeuvre: Patrick Kinmonth se charge de la mise en scène avec des décors et costumes existants (en février au Cirque Royal). Et pour ne pas dire totalement adieu au baroque, des concerts auront lieu en partenariat avec Bozar et le Klarafestival. Quant à la danse, plusieurs productions Rosas co-financées par La Monnaie resteront à l'affiche en collaboration avec le Kaaitheater. Outre les opéras, La Monnaie poursuit ses soirées symphoniques -en lien avec la programmation lyrique- avec huit concerts dont la poursuite du cycle Schubert et l'entame d'un cycle Bruckner ainsi qu' un concert anniversaire pour les 80 ans (et oui!) de Philippe Boesmans en 2016 et cinq récitals (Sally Matthews, Christianne Stotijn, Anna Caterina Antonacci, Christophe Prégardien, Simon Keenlyside et Matthias Goerne). Au coeur de la société et en route vers l'avenir, La Monnaie initie aussi. L'Académie de Choeur de La Monnaie (MM Academy) offrira la scène aux étudiants, prolongeant ainsi la riche expérience initiée cette saison dans l'Alcina de Haendel avec l'Institut de Musique et de Pédagogie de Namur (IMEP). Une réalisation chère à Peter de Caluwe qui en confie la direction artistique à Benoît Giaux. Mais cette initiative mérite un détour à lui seul. Nous y reviendrons très prochainement. « La beauté se développe souvent à la lisière de l'impossible, au bord de l'échec ou du désespoir » conclut Peter de Caluwe. Oui, l'art a plus que jamais sa place dans notre société. Bernadette Beyne

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