Le Trio Busch dans Schubert, en dignes héritiers de leurs aînés 

par

Franz Schubert (1797-1828) : Trio avec piano en mi bémol majeur, Op 100, D. 929 ; Trio avec piano en si bémol majeur, D. 28 "Sonatensatz" ; Notturno en mi bémol majeur, D. 897. Busch Trio. 2019. 65’47. Livret en anglais, en français et en allemand. 1 CD Alpha 632.

Le livret nous apprend que les trois musiciens du Trio Busch, avant de fonder leur ensemble, étaient au départ « un groupe d’amis partageant des passions plutôt banales », sans autre précision. On aimerait en savoir plus... Heureusement, leur site nous révèle quelle était cette passion : le football. Et aussi, qu’ils partent en vacances ensemble. Cela pourrait paraître assez anecdotique. Mais quand on sait que le pianiste et le violoncelliste sont frères, et que l’on fait le rapprochement avec ceux qui les inspirent, tout cela prend sens.

Ils ont en effet choisi leur nom en référence au légendaire Adolf Busch, violoniste allemand qui a fait le choix, alors que dans les années 1930 il menait l’une des carrières les plus brillantes que l’on puisse imaginer, de quitter son Allemagne qu’il aimait tant mais qui prenait le tournant funeste que l’on sait. C’était sa manière de protester ; et aussi de rester avec son gendre qui, étant juif, devait fuir l’Allemagne, et qui n’était autre que le pianiste Rudolf Serkin, également son jeune complice en musique. Ensemble, avec Hermann, le frère d’Adolf, au violoncelle, ils formaient un fameux trio, qui nous a laissés quelques merveilleux témoignages au disque, et notamment ce Trio en mi bémol de Schubert, par deux fois même : d'abord en 1935, en Angleterre, au milieu de leurs quelques années où ils étaient déjà en exil mais pas encore aux États-Unis ; puis en 1951, dans le Vermont, juste après le lancement de la fondation qu’ils avaient mis toute leur ardeur à créer à Marlboro, et quelques mois avant la mort d’Adolf Busch. Si le premier enregistrement est encore suffocant du drame de ses années d’avant-guerre, le second a la grâce de la douleur que l’on laisse derrière soi.

Il y avait deux frères dans l’ancien Trio Busch. Il y en a encore deux dans le nouveau. Mais le point commun qui nous intéresse le plus, qu’ils partagent avec Schubert lui-même, c’est de ne pouvoir concevoir de vivre sans faire de la musique avec leurs proches. Il existe même un mot qui les rassemble : les schubertiades.

Comme pour ancrer cet héritage spirituel dans une réalité plus concrète, Matthieu van Bellen joue le violon fabriqué par Giovanni Battista Guadagnini en 1783 et qui a ému tant de générations de mélomanes dans les mains d’Adolf Busch. Avec Ori Epstein, qui joue un violoncelle fait par Giovanni Battista Ceruti en 1815, ils ont fait le choix de cordes en boyaux. Pour autant, ces musiciens ne sont pas dans une démarche « historiquement informée » (du reste, si le modèle du piano d’Omri Epstein n’est pas indiqué, on entend bien que c’est un instrument moderne – un Steinway, d’après la mention « Maene-Ympa pianos » en dernière page). Mais ils sont en recherche d’une certaine sonorité, ronde et douce, qui nous enchante tout au long de cet enregistrement.

Dès l’attaque de l’Allegro, nous ressentons une ardeur qui, sans être ni sombre ni dramatique, a un caractère d’urgence très saisissant. Les contrastes sont très accusés, et les plages de détente en sont merveilleusement mises en valeur. L’Andante, avec son thème immortalisé par le film Barry Lyndon, est en effet pris con moto, avec toujours ce sentiment d’urgence, même si l’esprit est plus apaisé. Rien de pesant, mais aucune légèreté non plus ; nous sentons qu’un drame, pour l’heure toujours repoussé, pourrait bien se jouer plus tard... On a entendu le Scherzando plus badin et « viennois » ; point de frivolité avec le Trio Busch, mais un échange de points de vue que l’on devine profonds... jusqu'au Trio, presque terrifiant de densité. Et c’est le finale, cet Allegro moderato que Schubert, cédant aux injonctions de son éditeur et de ses amis, a accepté de raccourcir considérablement, en supprimant la reprise et en faisant deux importantes coupures qui nous ont longtemps privés de pures merveilles, avant de retrouver la version originale. Le Trio Busch fait le choix de réintroduire les passages supprimés, mais de ne pas faire la reprise. Nous pouvons d’autant le regretter que si, en musique, la répétition n’existe pas, c’est encore plus vrai avec une interprétation aussi caractérisée que celle-ci. Nous sommes emportés dans un bouillonnement d’idées, d’ambiances, de thèmes (dont, bien sûr, celui de Barry Lyndon, qui revient plusieurs fois, donnant tout son sens à ce gigantesque chef-d'œuvre), dont nous sortons, avec la fougue contenue du Trio Busch, comme ivres d’exaltation douloureuse. Le drame sous-jacent depuis près de cinquante minutes a fini par faire son œuvre, sublime.

Retour sur terre avec un Sonatensatz d’un Schubert de quinze ans, certes plein de qualités, et que nos musiciens mettent tout leur talent à rendre le plus consistant possible, mais quelque peu incongru ici. L’ordre sur un CD est toujours un choix compliqué. En concert, on n’hésiterait pas : on mettrait le hors d’œuvre avant le chef-d'œuvre. Mais au disque ? On l’achète pour le plat de résistance, pas pour les amuse-gueules... Alors, le choix y est souvent fait de rentrer d’emblée dans le vif du sujet. Pour les auditeurs qui en seraient gênés, la technologie des lecteurs de CD permet heureusement de rectifier cela. 

L’idée de terminer l’enregistrement par le Notturno en mi bémol, probablement première ébauche du grand Trio en si bémol, est plus heureuse. Voilà une page superbe, souvent décriée parce que, peut-être, un peu trop unilatérale, mais quelle beauté... Et ce peuvent être justement ces « divines longueurs » chères à Schumann qui nous émeuvent tellement. D’autant que l’interprétation du Trio Busch est ici absolument exemplaire de profondeur et de recueillement. 

Jusque-là, nous ne connaissions cette formation au disque que par son intégrale des trios, quatuors et quintettes avec piano de Dvořák (avec Maria Milstein et Miguel da Silva). Ils nous offrent ici une réalisation technique de premier plan : clarté, justesse, équilibre... Nous sentons les musiciens sûrs de leur choix stylistique, fait d’élégance, de sobriété dans les effets, mais d’engagement dans l’expression. Adolf Busch serait certainement fier de leur avoir prêté son nom.

Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Pierre Carrive

 

 

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