L’Ensemble Diderot et les débuts de la sonate en trio

par

After the Italion way. The Paris Album. Œuvres : d’Elisabeth Jacquet de la Guerre (1655-1729), Sébastien de Brossard (1655-1730), André Campra (1660-1744), François Couperin (1668-1733), Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749) et Jean-Féry Rebel (1666-1747). Ensemble Diderot : Johannes Pramsohler et Roldán Bernabé, violons ; Eric Tinkerhess, viole de gambe ; Philippe Grisvard, clavecin. 2018. Notice en anglais, en français, en allemand et en japonais. 65.13.  The London Album. Œuvres de Robert King (c1660-1726), Giovanni Battista Draghi (c1640-1708), Henry Purcell (1658/9-1695), Johann Godfrey Keller (?-1704), John Blow (1648/9-1708) et Gerhard Diessener (c1640-1683). Ensemble Diderot : Johannes Pramsohler et Roldán Bernabé, violons ; Gulrim Choi, violoncelle et basse d’archet ; Philippe Grisvard, clavecin. 2018. Notice en anglais, en français, en allemand et en japonais. 2018.  66.10. 1 coffret Audax ADX 13790

Ces deux CD séparés, parus l’un après l’autre en 2019, consacrés au début de la sonate en trio en France et en Angleterre, sont réunis dans un coffret Audax. L’Ensemble Diderot a déjà, sous ce même label, proposé des disques voués à Leclair, à Mondonville et à Meister, deux autres albums de sonates en trio de compositeurs liés aux cités de Dresde et de Berlin (Haendel, Telemann, Fux, Graun, Benda…), ainsi qu’un panorama des origines du concerto pour violon en France (Aubert, Leclair, Corrette…), dont nous nous sommes fait l’écho le 7 décembre 2021. Fondé en 2008 par son violon solo Johannes Pramsohler (°1980), né dans le Tyrol du Sud, mais installé à Paris, l’Ensemble Diderot est placé sous l’enseigne de l’écrivain, philosophe et encyclopédiste Denis Diderot (1713-1784), qui n’a cessé de s’intéresser à la musique, au point d’écrire un traité sur le clavecin en 1771. Voilà, au-delà du temps, un parrainage bienvenu ! 

« The London Album » choisit en toute logique Henry Purcell pour fil rouge, avec des pages du recueil Sonnata’s of III Parts, qui date de 1683 et qui, comme le précise Johannes Pramsohler dans la notice qu’il signe lui-même, sont à l’Angleterre ce que les sonates en trio de Corelli sont à l’Italie : la confirmation et la consolidation d’un nouveau style. Après l’ère de Cromwell, la monarchie est restaurée, et la vie musicale reprend ses fastes : la cour devient un véritable creuset de différents styles qui s’inspirent d’éléments venus de France et d’Italie. La pratique de la musique, jusqu’alors vouée surtout aux amateurs, est confiée à des professionnels, en raison de l’exigence du violon, qui remplace la viole, et du jeu de la basse continue d’après une base chiffrée. Le programme s’attache à des œuvres écrites avant la publication citée de Purcell et destinées précisément à des professionnels. On découvre ainsi, en premières discographiques mondiales, la sonate « after the italion way » de Robert King, encore un peu sage, et des œuvres de deux Allemands : Johann Godfrey Keller et Gerhard Diessener, tous deux installés en Angleterre où l’on reconnaît leurs qualités de clavecinistes. Ces pages attachantes se révèlent des plus intéressantes pour les deux violons qui peuvent s’y illustrer, en particulier dans la sonate de Diessener. L’intérêt augmente encore avec une sonate de Giovanni Battista Draghi (gravée pour Mirare en 2017 par La Rêveuse), dont Pramsohler souligne les harmonies chromatiques et les fortes dissonances (qui) rappellent les fantaisies de Locke. En ce qui nous concerne, nous avouons un faible pour la sonate de John Blow, avec son interaction équilibrée entre les violons et le violoncelle. Quant à Purcell, s’il demeure encore très anglais dans la sonorité, il avoue et reconnaît l’influence des maîtres italiens, les Sonnata’s of III Parts ici gravées témoignant d’un ars combinatoria, dont Pramsohler fait l’évocation dans sa notice. L’Ensemble Diderot rend ce parcours anglais bien séduisant, avec une belle musicalité, une écoute réciproque stylée et une élégance constante.

Pour « The Paris Album », petit changement d’équipe : le violoncelle et la basse d’archet de Gulrim Choi cèdent la place à la viole de gambe d’Eric Tinkerhess ; Johannes Pramsohler et Roldán Bernabé aux violons et Philippe Grisvard au clavecin sont toujours présents. Autre fil rouge : Sébastien de Brossard, un autodidacte d’origine normande qui a exercé la prêtrise à Strasbourg avant de monter à Paris. Au décès de Lully en 1687, il rassemble une impressionnante collection de partitions musicales du disparu et de contemporains qui va devenir l’essentiel du Fonds de Musique Ancienne de la Bibliothèque Nationale de France. Johannes Pramsohler, qui signe à nouveau la notice (il est aussi le fondateur du label Audax), démontre l’importance de son rôle, en particulier de ses annotations, qui donnent une vision détaillée de l’esthétique musicale de cette époque. On lira avec intérêt ce qu’il explique quant à l’évolution de la musique instrumentale qui prend une autre voie après la disparition du Surintendant de Louis XIV (alors que son style dominera encore l’opéra pendant des décennies). De Brossard, on découvre deux sonates en premières gravures mondiales, issues de copies conservées en Suède et une autre de la série de la BNF. Il est plus influencé par les musiciens de l’Italie du Nord que par Corelli, et combine la « manière française » avec « l’ardeur transalpine ». Pramsohler a raison de dire qu’il parvient à créer une dramaturgie qui captive l’auditeur. Ce dernier sera encore plus séduit par la sonate en sol mineur d’Elisabeth Jacquet de la Guerre, au climat intense et aux harmonies audacieuses. Deux inédits de Campra sont des joyaux d’élégance stylée. On y ajoutera La Convalescente, brillante page de François Couperin qui est dans ligne de Corelli, et la sonate en trio La Félicité de Clérambault, dont le raffinement est une belle synthèse des approches italiennes et françaises. Le vaste quart d’heure du Tombeau de Monsieur de Lully, composition de Jean-Féry Rebel, clôture l’affiche de façon superbe, dans un élan de tension dramatique qui combine la plainte et les soupirs d’un lamento jusqu’à la fureur des archets symbolisant un tremblement de terre. Les interprètes font étalage dans ce parcours français d’une réelle imagination, toujours efficace, de rythmes variés qui relancent sans cesse l’intérêt et d’une homogénéité d’approche qui se révèle jouissive. 

On notera que ces deux albums ont été enregistrés dans la foulée l’un de l’autre, le « londonien » du 17 au 19 décembre 2018, le « parisien » du 20 au 22 du même mois, au Gustav-Mahler-Hall de Toblach. Cette continuité temporelle a sans aucun doute bien nourri ce projet qui éclaire une période de la musique en pleine évolution. Les illustrations de couvertures, qui représentent des animaux, sont extraites de l’Encyclopédie universelle de Diderot, dans une édition de la Bibliothèque Nationale de France.

Son : 9    Notices : 10    Répertoire : 9    Interprétation : 10

Jean Lacroix   

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.