Les Concertos du Concours : le 2e Concerto pour piano de Prokofiev - Guide d'écoute

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Le finaliste japonais Atsushi Imada jouera lundi en fin de soirée, le 2e concerto pour piano et orchestre en sol mineur op. 16 de Serge Prokofiev.
Ils étaient 7 candidats à le proposer sur le 76 retenus; il en restait 5 en demi-finales et ils seront 3 à le présenter en finale. Par contre, curieusement, le 3e Concerto qui, les autres années, remportait tous les suffrages, n'a été proposé que 3 fois cette année; et il n'en restait plus en demi-finales déjà.

Comme Beethoven, Anton Rubinstein et Saint-Saëns avant lui, Prokofiev composa, entre 1912 et 1932, cinq concertos pour piano, les trois premiers durant sa période russe, les deux derniers en Occident. Dès le Premier Concerto, sa griffe est apposée, même si les cinq oeuvres du genre se déclineront différemment; seul le 3e sera en classiques trois mouvements. Tous témoigneront de ce talent inné du compositeur à créer un parfait équilibre entre le soliste et l'orchestre.
C'est en 1913, un an après son 1er Concerto, que Prokofiev s’adonne à la composition de son 2e Concerto, tout autre, de grande envergure, en quatre mouvements et deux grandes cadences ; il est étonnant de voir comment, en quelques mois, le compositeur parvint à faire évoluer son écriture. Prokofiev est alors dans sa période « futuriste » et sera ravi du scandale que suscitera son 2e Concerto lorsqu'il le créa, lui-même au piano, à Pavlosk le 23 août 1913. Dans le Journal de Saint Pétersbourg, on pouvait lire sous la plume de Nestiev: “Que le diable emporte cette musique futuriste ! Nous voulons écouter quelque chose d’agréable. Nos chats font la même musique à la maison !”
Le manuscrit fut malheureusement perdu lors de la Révolution de 1917 et Prokofiev réécrivit le concerto en 1923 à partir d'une réduction pour piano. Le 2e Concerto que l'on connaît aujourd'hui est donc postérieur au 3e Concerto achevé en 1921. Sans doute en remania-t-il certains passages sans toutefois en gommer l’option futuriste. Cette seconde version fut créée à Paris le 8 mai 1924 sous la direction de Serge Koussevitzky et connut un accueil mitigé.
Francis Poulenc, présent dans la salle, disait tout simplement: Que j’aime le Second Concerto ! Je le connais mesure par mesure car Prokofiev m'avait demandé avant sa dernière tournée d'Amérique, de le lui faire répéter ainsi que le 3e [...] Quelle leçon de précision rythmique et de frappe infaillible c'était pour moi ! »
Dans la revue Mouzika, Siloti
n’était pas du même avis: “Je ne veux pas inviter Prokofiev à jouer son 2e Concerto car cela m’obligerait à diriger l’orchestre, ce qui est au dessus de mes forces. La musique de Debussy dégage un parfum, mais celle-ci pue”. Rappelons que Prokofiev n’aimait pas les parfums de Debussy...
Sans entrer dans une vision romantique de la création, on ne peut faire abstraction du fait que le 2e Concerto est dédié à son ami Maximilian Schmidthof qui se tua d'un coup de pistolet dans une forêt de Finlande et lui avait écrit pour lui annoncer son geste.

Orchestration : 2 flûtes (la 2e également piccolo), 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, 2 trompettes, 2 cors, trombone, trombone basse, tuba, timbales, grosse caisse, caisse claire, cordes.
Le concerto est en 4 mouvements. Durée : +/- 23 minutes.

Version choisie pour les extraits : prestation de Anna Vinnitskaya et l'Orchestre National de Belgique sous la direction de Gilbert Varga lors de la finale du Concours Reine Elisabeth et avec lequel elle remporta le 1er Prix en 2007.

ANDANTINO (YouTube)
Le premier mouvement s'ouvre aux cordes “con sordino” en pizzicato et aux clarinettes sur lesquelles entre le piano, piano, sur un balancement de mesure ternaire (12/8), “narrante” tel un conte issu de vieilles légendes, une mélodie au caractère slave. Ce passage de la mesure binaire (4/4) à l'orchestre passant dès la troisième mesure au ternaire 12/8 est déjà un artifice intéressant.

Thème 1

Main gauche de la partie de piano (tout le long de l'énoncé du thème). Remarquez la mesure 12/8.

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Main droite de la partie de piano. Remarquez la mesure 4/4.

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Cette première partie du 1er Thème sera reprise sous une autre couleur, un note dièsée dans le parcours faisant la différence.

Mes. 13 env. 0'55''. "caloroso con gran espressione". Suite du thème que l'on peut considérer comme sa seconde partie.

Ce passage se termine "legatissimo" en une montée chromatique sur lequel le thème va être repris (mes. 23 env. 1'42'') à la flûte et à la clarinette et puis passer au hautbois, la partie de piano jouant la partie dévolue précédemment à l'orchestre.
Le piano reprend ensuite à nouveau le thème sans le répéter, et enchaîne tout de suite avec sa deuxième partie (caloroso). Le thème est ensuite varié et, à partir de la mesure 39 (env. 2'52''), on peut entendre un changement de climat avec des tremolos des clarinettes, un trait forte des bassons, suivi de la montée chromatique et de quelques mesures des vents invitant le piano à entrer avec son second thème, plus rythmique, en ut majeur, dans une atmosphère ironique si particulière à l'auteur de Chout.  

Thème 2 "con eleganza" (Mes. 49, env. 3'17'')
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Le thème est repris aux flûtes, hautbois et bassons, rythmiquement scandé par les traits de piano.
Le thème est varié, passe de l'orchestre au piano et inversément, les vents y vont de leurs petits traits ironiques, de leurs tremolos, les cordes plus aigües sont de la partie, tandis que les violoncelles et les contrebasses contrepointent doucement le tout.
Mes. 100 env. 4'43''.
Poco rit. Poco meno mosso : variations sur le Thème 1 dans les nuances et pp qui nous mènent à ce qui fait la réputation -de grande difficulté- de ce concerto : en guise de développement, une énorme et fabuleuse cadence (mes. 112 env. 5'22'') centrée sur l'entièreté du 1er Thème et, à son troisième tiers, sur les deux mesures d'introduction du concerto par l'orchestre.

Ecoutons cette cadence qui occupe presque la moitié du mouvement, unique d'invention harmonique et technique, qui va aller dans un crescendo d'intensité, de mp dolce à fff pesante avec des cascades d'accords, arpèges, piano exploité dans toute sa tessiture, mélodie aux pouces au sein de traits fulgurants, glissandi, agrémentés d'indications multiples telles fff precipitato, pesante, con effetto, fff colossale, et se clôturant tutta forza, sur lequel revient l'orchestre (mes. 183 env. 10'13'') et le poids massif de ses cuivres au plus fort du déchaînement pianistique, avec le motifs des deux premières mesures ouvrant le concerto. Un moment unique dans l'histoire du concerto pour piano. Un modèle de précision dans la puissance.

Reprise de cet épisode paroxystique qui nous mène à la Coda (Mes. 191 env. 10'42'), un retour au premier thème dans son climat initial de conte sur accompagnement d'un balancement de quintes, mfnarrante. Retour à la poétique sérénité.

II. SCHERZO - Vivace (YouTube)
En ré mineur. Mesure 2/4. Scherzo dans l'esprit mais non dans la forme, car ce Scherzo ne comporte pas de Trio.
Lisons les notes de Francis Poulenc : "Quelle réussite miraculeuse que le scherzo où, sans un seul temps de répit, d'implacables doubles croches, à l'unisson, mènent la danse. Ce serait manquer d'honnêteté de ma part si je taisais ici l'influence de ce Scherzo sur le premier temps de mon Sextuor pour instruments à vent. Je portais trop ce rythme en moi. Inconsciemment j'en ai donné un écho à la française." 
Comme l’ampleur de la cadence du premier mouvement, le second mouvement, Scherzo, est unique dans l’histoire de la littérature pour piano: une merveille d’horlogerie, près de 200 mesures en 2/4 aux deux mains parallèles en doubles croches sans aucun répit, sur lesquelles viennent se greffer de petites audaces des cordes et des vents, autant de touches de couleurs, de grincements des anches,… Prokofiev joue sur les dynamiques d’intensité: crescendo, decrescendo, piano subito, forte subito,… et marque des cadences avec une délicatesse inégalée. Une vraie Toccata en somme.

III. INTERMEZZO - Allegro moderato (YouTube)
Une merveille d'inventivité sur un rythme de marche imperturbable chargé d'humour, une carrure affirmée et d'une précision rythmique époustouflante. Des idées musicales se suivent et se poursuivent, tantôt à l'orchestre, tantôt au piano, l'un commentant l'autre. Une fois le soliste entré en scène (à partir de la 15e mesure), il ne s'arrêtera plus, trouvant toujours des commentaires à ajouter à ce que propose l'orchestre. Ici aussi, la virtuosité, combinant aisance technique et art de dire, est de rigueur. Les cors, trombones, tubas, timbales et grosse caisse sont de la fête.
Pesante. Les vents et cordes ouvrent bruyamment le mouvement par une formule cadentielle persistante,
A.
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effets des cors, trompettes et trombone avec sourdine !
Mes. 11 env. 0'32''. L'humour se pointe par la formule descendante des clarinettes à laquelle répond le hautbois, sur la formule cadentielle implacable
B.
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C.
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A la 15e mesure (env. 0'42'') le piano entre en scène tel le Gnomus des Tableaux d'une Exposition de Moussorgsky, un nain cahotant, tout bousculé,
D.
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ceci est le schéma que l'on entend à travers les arpèges nerveux du piano et les pizzicati des cordes.
La route se poursuite et une nouvelle idée apparaît (Mes. 26 env. 1'10'')
E.
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le piano et les cordes jouant ensemble, mais toujours le piano ajoute ses rapides arpèges.
A la mesure 38 (env. 1'48''), le piano va subitement déployer un épisode mélodique que Prokofiev traite en contrepoint
F.
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Un peu plus loin, dix mesures plus tard (env. 2'15''), revient ce que nous avions entendu au début du mouvement : la formule descendante des clarinettes (B) appuyée par les cors et percussions sur la formule cadentielle aux cordes. Le piano va ensuite reprendre sa marche variée (Mes. 52, +/- 2'28'') qu'il fera suivre du motif de la clarinette (B), les basses du piano énonçant encore une nouvelle idée.

Mes. 64, revient (E) suivi d'un nouvel épisode lyrique (Mes. 73 env. 3'24''). Mais, assez rapidement revient la marche suivie d'une nouvelle idée que le piano commente de ses arpèges rapides.

(F) Mes. 82, env. 3'42'')

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Cette phrase descendante commentée sur de rapides arpèges montantes du piano (p, dolce, un poco scherzando) se prolonge sur une phrase montante à l'orchestre commentée par des rapides arpèges descendantes et glissandi au piano.
Mes. 99 env. 4'23''. L'idée (F) est reprise f secco et staccato par le piano et sa rythmique implacable tandis que l'orchestre se tait, suivie de la phrase montante, dans le même esprit.

Et voici que (Mes. 114 env. 5 '05''), les flûtes, clarinettes et violons reprennent en pizzicato l'épisode lyrique (F) que commente le piano et, un peu plus loin (Mes. 118 env. 5'14''), le grand art : la clarinette y va de son motif (B), tandis que la piano y va du sien (D) et puis revient au piano le motif de la clarinette (B) auquel le piano ajoute sa basse chantante.
Mes. 128 env. 5'39'' : retour de (E) au piano, qu'il va prolonger et conduire au climax du mouvement : crescendo croissant, amplification de l'orchestre.

Mes. 150 env. 6'31''. Long trille du piano. Tout se calme. Dernier retour du motif de la clarinette (B).
Comme lors du premier mouvement, humour de Prokofiev, l'épisode tumultueux se clôt sur sur une cadence tout ce qu'il y a de plus parfaite en pp. 

IV. FINALE - Allegro tempestoso (YouTube)

"Tempestoso". Le terme n'est pas usurpé, débutant par une réelle tornade rythmique et d'intensité sonore, piano et orchestre réunis. Le mouvement peut se découper en trois parties (ABA), chaque partie développant un thème. Après d'intenses battues du soliste, émerge un thème merveilleusement écrit. Il pourrait être banal mais regardez et écoutez comment l'a écrit Prokofiev

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Les syncopes de la main gauche du pianiste lui donnent tout son irrésistible caractère rythmique. Ce thème va se reproduire, de plus en plus virtuose en jeux rythmiques, grands déploiements d'octaves sur toute la tessiture de l'instrument; il va aller crescendo, toujours "tempestoso".
A partir de la Mes. 46 env. 1'02'', apparaît soudain aux cordes un petit motif inquiétant qui ne quittera plus les élans du piano jusqu'à la partie centrale.

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Mes. 62 env. 1'31''. Partie centrale : "meno mosso". Soudain le temps prend une autre valeur sur des accords cristallins du piano en valeurs longues, tandis que les cordes poursuivent doucement le motif inquiétant et vont annoncer, en compagnie des bois prolongeant le mystère, le thème de la partie centrale qui semble émerger d'un conte populaire -comme l'était celui d'entrée du concerto- comme un souvenir venu de loin, joué au piano seul, teinté d'une sombre mélancolie, un chant dont Prokofiev détient le secret.
Mes. 83 env. 2'18''. PROKO2_IV_83

Le chant va s'enrichir de polyphonie. Ecoutez comme les mélodies se superposent. Merveille d'écriture à nouveau. Le chant est repris par le basson (mes. 115 env. 3'33'') puis contrepointé par la flûte.
Le piano le reprend, le fait entendre au sein de doubles croches, la tension va monter, le chant se déploie en grands accords martelés et f (mes. 132 env. 4'11'') et va se partager entre l'orchestre et le soliste, se répondant l'un l'autre.
Mes. 147 env. 4'47''. Più mosso (Allegro). Petit intermède orchestral. Le tempo s'anime, le piano lui répond.

Et puis, (Mes. 189 env. 5'34''), le basson vient rappeler le chant dans sa simplicité initiale et le piano entame sa cadence "meno mosso", moderato. Les bassons et trombones viennent le rejoindre et, ensemble, ils mènent à un climax (mes. 249 env. 8'29'') pour se calmer progressivement, le laissant s'éteindre à la mes. 265 (env. 9'12'') sur un long trille de la clarinette sur lequel vient se profiler l'ombre du thème mélancolique de la partie centrale sur un long tremolo des basses du piano et de longues pauses des violoncelles et des contrebasses. Peut-être l'ami est-il là.

Mes. 266 env. 9'40''. Subitoff, revient la partie A dans une orchestration plus étoffée où se sont ajoutés les cors, les trompettes, les trombones, les timbales et la percussion. Un grand déploiement d’énergie vitale et sonore ponctuée de coups de grosse caisse.
Une gamme "ff, precipitato e brioso", arpèges, glissandi, accord final. 

Il est intéressant de constater que cet immense Concerto, qui ne dépasse toutefois pas la demi-heure, est contemporain de la 5e Sonate, touchante dans sa simplicité. Deux faces du même homme.
Resté longtemps ignoré -ostracisme soviétique ? sa grande difficulté ?- le 2e Concerto ne fut redécouvert qu'après la mort du compositeur. Jorge Bolet l'enregistra pour la première fois en 1953 avec l'Orchestre Symphonique de Cincinnati (en CD toujours disponible sous différents labels) et, en 1960, Malcolm Frager le fit découvrir au public du Concours Reine Elisabeth en le jouant en finale (ONB dirigé par Franz André) et il obtint le Premier Prix.

Bernadette Beyne

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