Les pianos du Concours

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Depuis le premier jour, il est là. Il n’a manqué aucun rendez-vous, accusé aucune faiblesse.
Sombre ou lumineux, puissant ou tendre, vif ou charnu, il répond aux sollicitations, s’adapte aux natures les plus diverses. Pour arriver sur les planches de Flagey puis de la salle Henry le Bœuf, la route du « piano du concours » confine au parcours du combattant. Pour nous expliquer son cheminement, nous avons rencontré Vincent Lignier au cœur de son domaine, dans le bel hôtel de maître qui s’est fait écrin et où sont sertis les instruments sélectionnés par les Pianos Maene. Imprégné de son métier, il ne faut guère le solliciter pour qu’il raconte.

Lignier- C’est donc à vous qu’incombe, en dernier recours, la responsabilité de l’instrument qui accompagne toute la session du Concours ?
Oui, même si je ne le choisis pas. Le piano qui est sur scène est un Steinway. C’est le modèle D dont la longueur est de 2m74.
Nous disposons en permanence d’un stock de pianos destinés à la location qui tournent pendant une durée de quelque 5 années. Celui qui est destiné au Concours est un instrument jeune mais pas neuf : il compte 6 à 9 mois d’activité, il est rôdé. Le choix s’opère quelques semaines avant le Concours, au studio de Ruiselede (*), parmi les deux ou trois pianos qui répondent à cette première caractéristique. Il s’agit de choisir l’instrument le plus adéquat pour cet usage très particulier. Chaque instrument a sa personnalité, son caractère : le particulier qui choisit son instrument recherche celui avec lequel il a le plus d’affinités. Dans le cas qui nous occupe ici, l’instrument doit cumuler toutes les qualités puisque, de Clementi à Rachmaninov, il doit permettre à chaque candidat d’exprimer tout son talent.
Et j’ajouterai, parce qu’on ne s’en rend pas toujours compte, que cet instrument doit être d’une résistance peu commune. Le régime auquel il est soumis n’a rien à voir avec les conditions d’un concert où se succèdent généralement deux heures de répétition, une pause et le concert. Ici, au cours d’une même journée, l’instrument doit faire face aux répétitions, à deux exécutions du concerto imposé et à deux concertos romantiques. Et cela se passe dans des conditions de température extrêmement variables entre le début de la matinée et la fin de la soirée.

- Comment le préparez-vous ?
Nous le retirons du circuit de location deux semaines avant le début du Concours. A partir de ce moment-là, il est entre les mains de Peter Head, notre accordeur qui va l’accompagner tout au long du parcours. Il va d’abord consacrer une semaine entière à sa préparation. Il s’agit de vérifier tout, jusque dans le moindre détail : la mécanique, le son, les réglages et la stabilité de l’accord. Et puis le piano part à Flagey pour qu’il ait le temps de s’y acclimater. Là, Peter Head consacre encore toute une journée à revoir les réglages fins et à ajuster la sonorité dans l’acoustique de la salle.
Vient alors une dernière « mise en commun » pour s’assurer qu’on est vraiment le plus près possible de la perfection : le son, le toucher,… Cette année, c’est Jean-Claude Vanden Eynden qui s’est mis à l’instrument avec, dans la salle, Monsieur Huyghebaert (le Président du Concours), Michel-Etienne Van Neste (le Secrétaire Général), Arie van Lysebeth (le Président du Jury), Hans Vervenne (le responsable pour les Pianos Steinway), Peter Head et moi-même.
Cette dernière évaluation par des professionnels coupe court à toute contestation de la part des candidats. Ils savent que c’est sur ce piano-là qu’ils vont jouer et, dès le lendemain, ils disposent chacun de cinq minutes pour s’y familiariser. Cinq minutes, ce n’est pas énorme, mais ils en sont avertis à l’avance et gèrent donc ce temps à leur convenance.

- Les candidats ne peuvent pas choisir un autre instrument ? Il y a pourtant un deuxième piano sur la scène.
Le Concours Reine Elisabeth travaille avec un seul piano pour toutes les épreuves et c’est lui qui le choisit. Cela assure les mêmes chances à tous les candidats et les met à l’abri de toute forme de pression. Le second piano est celui de Flagey pendant les deux premières semaines, celui de Bozar au cours des Finales. Cet instrument-là assure une sécurité. Il n’est amené à servir qu’en cas de gros incident. Je pense à l’éventualité d’une corde de basse qui viendrait à casser : on ne peut pas interrompre le Concours le temps de remplacer la corde et de refaire tous les réglages. C’est pour palier ce genre d’incident que le deuxième piano est, lui aussi, préparé et accordé chaque jour.

- C’est une période chargée pour Peter Head, il est tout le temps sur la brêche…
Oui, il est tout un mois sous tension. Car il faut bien se rendre compte aussi que les salles ne sont pas inoccupées pendant cette période : pour s’occuper de l’instrument, il doit jongler entre les plannings des répétitions, des essais, des enregistrements, des réglages techniques des radios et télévisions,…. Et pendant les prestations des candidats, il est en salle, il entend bouger l’instrument, il sent déjà ce qu’il va faire entre deux candidats ou pendant la pause. Au mois de mai, ses journées de travail courent de 9 à 23 heures. Et il loge d’ailleurs à l’hôtel à Bruxelles pour ne pas perdre de temps. Près de Flagey d’abord, à proximité de la rue Ravenstein ensuite.

- C’est une lourde responsabilité pour votre maison, non ?
C’est un engagement que nous veillons à honorer.
Mais nous n’avons évoqué jusqu’ici que l’instrument qui est sur scène. Il y en a d’autres à pourvoir et à suivre. Ainsi, nous fournissons aussi les pianos qui prennent place dans les loges. Comme Flagey a de plus en plus de pianos, on les utilise, bien sûr. Et nous assurons donc leur maintenance également. Il faut aussi penser aux membres du jury qui doivent pouvoir travailler dans leurs chambres d’hôtels. Là, nous plaçons des pianos numériques pour éviter les soucis de voisinage. Enfin, et ce n’est pas léger non plus, il y a les instruments des familles d’accueil. Ce sont leurs instruments, de marques et d’âges très divers, qui doivent être « au point » quand le candidat arrive. S’ils ont un accordeur habituel, c’est lui qui s’en charge. Mais lorsqu’ils souhaitent s’adresser à nous, nous prenons rendez-vous pour aller accorder leur piano dans le courant de la semaine qui précède la première épreuve. Et nos deux studios de répétition, dans cette maison-ci, sont « bloqués » pour le Concours pendant tout le mois.

- Est-ce que, au cours des années, il y a eu des évolutions sensibles ?
On tient évidemment compte des expériences de chaque année pour ajuster l’évolution mais il n’y a pas de révolution. C’est le matériel qui peut évoluer et susciter des adaptations. Ainsi, nous avons introduit la banquette hydraulique il y a quelques années. Elle présente de grandes qualités de confort. Mais elle ne se manipule pas comme les banquettes traditionnelles et il faut veiller à ce que les candidats puissent s’y familiariser pour ne pas risquer d’être déconcentrés au moment des réglages sur scène. Et puis on s’est aperçu qu’elle ne réagit pas si la personne est trop légère. Alors, pour éviter des soucis à certaines demoiselles, on a installé une autre banquette dans les coulisses, un vrai « banc d’essai ».

- Est-ce qu’on reverra le même piano sur scène l’année prochaine ?
Non. La prochaine session sera consacrée au violoncelle. Le rôle du piano y sera différent et nous choisirons un instrument en adéquation avec celui-ci : un piano de sonorité plus chambriste probablement. Je vous en dirai peut-être davantage dans quelques mois…
Propos recueillis par Michelle Debra
Bruxelles, le 13 mai 2016

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