Les cris de Thierry Escaich et Laurent Gaudé face aux horreurs de la guerre

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Thierry Escaich (°1965) : La piste des chants, pour choeur d’enfants et orchestre de chambre. Visions nocturnes, pour mezzo-soprano, clarinette, quatuor à cordes et piano. Cris, pour récitant, chœur de chambre, 8 violoncelles, 2 percussions et accordéon. Laurent Gaudé, récitant ; Isabelle Druet, mezzo-soprano ; Sandra Bizjak, piano ; Quatuor Ellipse ; Chœur de Radio France ; Maîtrise de Radio France ; Solistes de l’Orchestre National de France ; Orchestre Philharmonique de Radio France, direction Mikko Franck, Julien Masmondet et Julien Leroy. 2018. Notice en français et anglais. Texte de Cris avec traduction anglaise. 64.13. Radiofrance FRF055.

En 2001, l’écrivain parisien Laurent Gaudé (°1972) publie son premier roman, Cris (Actes Sud), un texte polyphonique qui donne la parole aux soldats de la Première Guerre mondiale confrontés à l’horreur du conflit. Les personnages, simples combattants, gradés, membres du corps médical ou infirmier évoquent, avec une vérité saisissante, les affrontements sanglants, la peur, la souffrance, les « cris » que la situation les incite à pousser ; par le biais d’une écriture incisive d’une poignante intensité, l’auteur signe une œuvre très forte qui interpelle. Habitué à travailler avec les milieux du théâtre, Laurent Gaudé collabore avec des compositeurs à partir de 2008 : Roland Auzet, Michel Petrossian, Kris Defoort ou Thierry Pécou. Ses Cris deviennent un oratorio composé par Thierry Escaich ; sur un texte choisi par l’écrivain, la partition est créée le 17 juin 2016 au Théâtre de Verdun, à l’occasion de la commémoration du centenaire de la tragique bataille. Une première américaine aura lieu dans l’Etat de New York le 10 novembre 2018. Au début de cette même année, pendant six jours, le Festival Présences de Radio France est consacré à Thierry Escaich. Dans la programmation du concert du 6 février figure Cris, troisième plage de ce CD. 

Cette partition tragique d’un peu moins de quarante minutes est destinée à un récitant, un chœur de chambre, huit violoncelles, deux percussionnistes et un accordéon. Les interprètes de 2018 sont les mêmes que ceux de la création de 2016 : le chœur de Radio France (soixante exécutants), le trio K/D/M (Anthony Millet, accordéon ; Jean-Baptiste Bonnard et Adélaïde Ferrière, percussions) et l’ensemble de violoncelles Nomos, sous la direction globale de Julien Leroy. Le récitant de 2016 était Pierre Val, comédien connu notamment pour ses prestations dans des pièces de Molière, Guitry, Musset ou Anouillh ; son profond investissement avait été salué. Mais en 2018, c’est Laurent Gaudé lui-même qui se lance dans ce récit de l’enfer de la guerre et du désespoir qu’elle entraîne. L’écrivain, qui bénéficie d’une élocution nette et précise, ne verse pas dans un excès d’effets grandiloquents ; il met l’auditeur en face d’une réalité crue et cruelle, mais sans exagération pathétique. L’effet est saisissant car le texte surgit, haché, en phrases souvent courtes, et place les mots au centre de l’action musicale. Les instruments lui répondent, l’entourent, le cristallisent : les percussions explosent, les violoncelles gémissent, l’accordéon se déploie en plaintes ou en bruits de combats, comme des projectiles qui sifflent, tandis que le chœur, en invocations ou en prières, semble jaillir des rêves qui traversent l’esprit des soldats, jusqu’au souvenir du désir pour la femme et des étreintes qui sont devenues celles de la rencontre avec la mort. La conjonction de ce texte coup-de-poing et de cette musique inspirée représente un hommage déchirant pour tous ceux qui ont été les victimes d’un épouvantable conflit. La partition prend dès lors une dimension universelle de dénonciation qui contient aussi l’espoir de retrouver la vie. Il faut s’imprégner des mots de Gaudé par une lecture préalable, nous en avons fait l’expérience, afin de pouvoir s’en détacher lors du récit et de se concentrer sur ces « cris » qui sont ceux que chacun d’entre nous pourrait pousser s’il était placé dans des circonstances aussi épouvantables. 

Ce grand moment de la musique de notre temps, à découvrir absolument, est précédé par deux autres partitions programmées lors de ce même Festival Présences 2018 à Radio France. Destinée à un chœur d’enfants et un orchestre de chambre, La Piste des chants de 2017 a été créée le 11 février. Il s’agit de cinq textes issus du folklore traditionnel de tribus indiennes, dont celle des Navajos, qui évoquent la nécessité de l’harmonie entre l’homme et la nature et les étapes de l’existence, avec des images liées à des animaux mythiques comme le bison, le coyote et le caribou dans la mémoire collective de ces populations. En un peu plus de quinze minutes, Thierry Escaich installe une atmosphère poétique et onirique que la Maîtrise de Radio France, avec ses voix juvéniles si pures, et l’Orchestre Philharmonique de Radio France, sous la baguette fluide de Mikko Franck, animent de couleurs variées. Hélas, l’absence des textes dans le livret est dommageable, elle ne permet pas d’entrer plus avant dans cet univers particulier.

La troisième œuvre à l’affiche est plus ancienne, il s’agit d’une commande dans le cadre de Lille 2004, capitale européenne de la culture. Thierry Escaich explique dans la notice que Visions nocturnes a été conçu comme une sorte de prélude à une autre œuvre pour orchestre, Vertiges de la Croix (Accord, 2007), inspirée par La Descente de Croix de Rubens. Ici aussi, l’absence du texte, élaboré sur des poèmes autour du Vendredi Saint écrits par JK Huysmans, Péguy, Claudel ou Cendrars -si nous comprenons bien la note explicative du compositeur-, est frustrante, d’autant que les murmures, les chuchotements ou les aigus pointus de la mezzo-soprano Isabelle Druet (2e lauréate au Concours Reine Elisabeth de chant 2008), ne permettent pas de comprendre, en raison d’une captation floue, les finesses lyriques choisies par le compositeur. Mais la partition est prenante, qui augure de la description musico-picturale des Vertiges de la Croix, avec des aspects crépusculaires bien rendus par les instrumentistes, une variété de jeux significatives et des frémissements des cordes, le tout dirigé avec doigté par Julien Masmondet. 

  Ces échos du Festival Présences de 2018 proposent trois facettes lyriques de l’art de Thierry Escaich, compositeur parmi les plus attachants de notre temps, dont on sait qu’il est aussi un organiste de premier plan. L’oratorio Cris mérite à lui seul l’acquisition de ce disque.

Son : 8 - Livret : 9 (Cris) ; 7 (Piste des chants et Visions nocturnes) - Répertoire : 9 -

Interprétation : 10 (Cris et Piste des chants) ; 8 (Visions nocturnes)

Jean Lacroix   

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