Les Jérusalem et les Quatuors 2, 7 et 10 de Chostakovitch : une éloquence altière

par

Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Quatuors à cordes n° 2 en la majeur, op. 68, n° 7 en fa dièse mineur, op. 108, et n° 10 en la bémol majeur, op. 118. Quatuor Jérusalem. 2024. Notice en anglais, en allemand et en français. 75’ 20’’. SACD BIS-2654.

Le Quatuor Jérusalem (Alexander Pavlovsky et Sergei Bresler, violons ;   Ori Kam, alto – il a remplacé Amihal Grosz en 2010 – et Kyril Zlotnikov, violoncelle) a fait ses débuts officiels en 1996, trois ans après sa fondation par quatre musiciens israéliens. Il s’est rapidement fait connaître du public avec une intégrale Beethoven à Londres, puis par un cycle Bartók à Salzbourg, avant d’affronter les quatuors de Chostakovitch en 2006 dans plusieurs villes européennes. Le compositeur russe est devenu l’un de ceux que les Jérusalem fréquentent le plus. Les mélomanes qui ont assisté à l’intégrale qu’ils ont donnée de ses quinze opus au Conservatoire de Bruxelles du 23 au 29 avril 2014 se souviennent de leur magistrale interprétation. Pour le label Harmonia Mundi, les Jérusalem ont gravé les Quatuors n° 1, 4 et 9 (2005), puis les n° 6, 8 et 11 (2007), qui ont fait l’objet d’une réédition en un album de deux CD en 2012. Cette fois, c’est pour BIS qu’ils proposent les n° 2, 7 et 10 dans une version décapante, d’un équilibre souverain et d’une riche expressivité. 

Composé en septembre 1944 dans la foulée du Trio n° 2, le Deuxième Quatuor de Chostakovitch est confronté à la « grande forme » et est marqué par le souvenir douloureux de la mort, en février de cette année-là, d’un ami proche, le musicologue et critique musical Ivan Sollertinski. Dans une esthétique entre classicisme et postromantisme qui se souvient de Beethoven ou de Brahms, la vaste partition, en quatre mouvements (plus de trente-cinq minutes) permet aux Jérusalem de déployer une énergie mystérieuse dans le mouvement initial, avant le récitatif et la romance en forme déclamatoire, comme un chant sans paroles, que soutient, dans l’Adagio qui suit, une expressivité dosée par les interprètes. Le penchant mélancolique s’installe dans La Valse. Allegro, alors que les instruments en sourdine du final n’empêchent pas la brillance des variations, d’une belle inventivité, ni l’émotion que dessine une sorte d’exaltation. 

Avec le Quatuor n° 7, l’auditeur se retrouve face à une concision (moins de treize minutes) qui interroge. Ici aussi, les effets con sordino occupent une place importante. Cette partition, exécutée pour la première fois en mai 1960, est dédiée à Nina, l’épouse de Chostakovitch disparue en 1954. C’est aussi une époque où le compositeur sort d’un de ses fréquents séjours en clinique. Joués sans interruptions, les trois mouvements, avec leur économie de moyens, se déclinent en un Allegretto sensible, qui révèle d’intimes déchirures du créateur, en un Lento qui ressemble à une poignante plainte funèbre, et en un final au sein duquel les changements de rythme (Allegro-Allegretto) font peu à peu place à une forme de résignation. Superbe traduction des Jérusalem, qui enrichissent ce « tombeau pour Nina » d’une simplicité énigmatique.

De mai à juillet 1964, Chostakovitch compose l’un après l’autre ses Neuvième et Dixième quatuors, qui sont créés lors du même concert en novembre, à Moscou, par le Quatuor Beethoven. Les vingt-quatre riches minutes du Dixième, écrit en onze jours, se caractérisent par une puissance qui s’exprime en particulier dans le deuxième mouvement, Allegretto furioso, dont les Jérusalem soulignent avec une impétuosité contrôlée le caractère incisif, après le climat chaleureux qui a traversé la partie initiale. L’Andante, une passacaille d’une grande beauté, offre au premier violon et au violoncelle un échange passionné, avant le final (Allegretto-Andante) virtuose, de caractère dansant, puis chaleureusement intime, avec une fin résignée, elle aussi avec sourdine. L’esprit beethovenien plane sur l’œuvre, qui sera orchestrée par Rudolf Barchaï pour la Symphonie pour cordes op. 118

Les Jérusalem apportent la confirmation de leur précieuse connivence, de leur altière passion, de leur précision affirmée, mais aussi de leur éloquence expressive. Ils confirment qu’ils ont parfaitement assimilé les enjeux des quatuors de Chostakovitch, ce qui les place sur le premier rayon de la discographie, où d’autres trônent déjà, comme les Borodine, les Fitzwilliam ou les Danel. 

Son : 9    Notice : 10    Répertoire : 10    Interprétation : 10

Jean Lacroix   

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