Un panorama pianistique élargi de la musique de Jean-Sébastien Bach révélée par Alexandre Tharaud

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Bach Tharaud. Oeuvres de Johann Sebastian Bach (1685 – 1750) et Charles Gounod (1818 -1893) : Méditation (Ave Maria) d’après le prélude en ut majeur BWV 846 du Clavier bien tempéré. Alexandre Tharaud, piano. 2024.  Livret en français, anglais et allemand.  64’09’’. Erato 5021732423351.

Alexandre Tharaud est un musicien extrêmement fin et éclectique qui apprécie tout particulièrement la musique de Jean-Sébastien Bach puisqu’il nous propose ici son quatrième disque intégralement consacré au Cantor de Leipzig. La richesse d’inspiration et la diversité de l’œuvre de Bach permet au pianiste d’avoir une approche discographique qui s’opère à chaque fois sous un angle différent. Alexandre Tharaud avait déjà laissé au disque plusieurs aspects du compositeur dont des concertos pour clavier, mais aussi les Variations Goldberg et, voici vingt ans, un CD consacré au Bach transcripteur des musiques de Vivaldi et de Marcello. Aujourd’hui, voici un nouvel enregistrement dédié à la transcription, mais cette fois c’est majoritairement Bach qui est transcrit et principalement par Alexandre Tharaud lui-même, mais aussi par Jean Wiéner (1896 – 1982) et même par Charles Gounod dans son célèbre Ave Maria, où la mélodie repose sur le texte du premier prélude BWV 846 du Clavier bien Tempéré. 

Comme pour révéler la richesse de la musique de Jean-Sébastien Bach dans toute sa diversité, ce disque regroupe des œuvres conçues pour des répertoires très variés, allant de la Musique religieuse à la Musique profane ; que ces musiques soient à l’origine vocale, orchestrale, instrumentale ou concertante. Pour souligner cette diversité, Alexandre Tharaud panache tout au long de ce disque les différentes pièces alternant les œuvres célèbres avec certaines pépites moins connues. Tout comme les pièces originales écrites par Bach, Les transcriptions figurant sur ce disque montrent l’extraordinaire richesse et l’inventivité de ces musiques tant dans leur sonorité, leur rythme, leurs harmonies et même leur structure puisque la transcription d’une pièce pour flûte seule ne sera pas traitée de la même manière que la transcription d’un choral de Passion, Alexandre Tharaud crée ainsi un microcosme musical d’une grande variété tant dans les sonorités que dans les atmosphères. Certes ses choix sont arbitraires puisque le pianiste va même jusqu’à séparer la Bourrée de la Suite pour luth BWV 996 des autres mouvements qui la constituent. Cependant, si cette option nuit à une certaine unité, le résultat global est plutôt probant, tant chaque plage de ce disque vivifiant s’écoute avec un plaisir à chaque fois renouvelé.    

Alexandre Tharaud illustre de façon appuyée la musique religieuse en nous proposant tout d’abord deux de ses propres transcriptions inspirées par un Choral de la Passion selon Saint-Jean (« Herr, unser Herrscher ») puis par un Aria de la Passion selon Saint-Mathieu (« Aus Liebe will mein Heiland sterben »), qu’il complète avec le Choral « Erkenne mich, mein Hütter » (toujours extrait de la Passion selon Saint-Mathieu), mais cette fois dans la magnifique transcription de Jean Wiéner. Bien évidemment, dans l’interprétation de ces trois pièces, Alexandre Tharaud donne à son piano une lumière particulière particulièrement propice à incarner la religiosité et la méditation que suscitent ces œuvres (bien qu’elles soient extraites de leur contexte global narrant les derniers moments du Christ). La progression dramatique du Choral « Herr, unser Herrscher » est extraordinaire et procure un contraste saisissant avec la Bourrée de la suite pour luth BWV 996 qui la suit.

Concernant la musique instrumentale, Alexandre Tharaud puise dans l’immense répertoire laissé par Bach pour les instruments les plus divers, comme par exemple ici avec le luth, la flûte, l’orgue et le clavecin. Là encore, il aborde ces œuvres par le biais de la transcription. Celles composées pour le luth sont les mieux représentées avec la Suite en mi mineur BWV 996, où curieusement la Courante est absente, et la célèbre Bourrée (plage 2) élégamment ornementée est séparée du reste de la Suite (qui s’enchaînent de la plage 16 à la plage 19). La flûte est plus brièvement évoquée avec deux de ses propres transcriptions de deux pièces emblématiques pour les flûtistes :  l’Allemande de la Partita pour flûte seule BWV 1013 et la célèbre Sicilienne de la Sonate pour flûte et clavecin BWV 1031. Délaissant les transcriptions déjà existantes de Wilhelm Kempff et de Charles Lüstner, Alexandre Tharaud nous propose sa propre vision de cette célébrissime Sicilienne.

Alexandre Tharaud panache habilement les transcriptions avec des œuvres originales pour clavecin composées par Bach et nous offre un florilège de pièces relativement brèves avec quelques « bonbons musicaux », comme les Préludes pour clavier BWV 999, 924 et 926 que l’on pourrait croire composés uniquement dans un but pédagogique, mais qui se révèlent redoutables par leur fausse simplicité. Alexandre Tharaud a la bonne idée d’interpréter également dans son intégralité la rarissime Suite pour clavier en la mineur BWV 818a, si peu jouée au disque comme au concert bien qu’elle contienne déjà tout l’Art de Jean-Sébastien Bach. Dans cette Suite, la rigueur de l’écriture se fond idéalement à ces musiques de danse aux variétés infinies de rythmes et de mélodies. Dans le même style de répertoire, Bach composera pour le clavecin ses suites anglaises, françaises et Partitas majoritairement fondées sur rythmes de danses. Dans cette Suite pour clavecin, on retrouve outre le prélude, cinq danses de l’époque : Sarabande, Menuet, Courante, Allemande et Gigue.  Jean-Sébastien Bach s’exprime ici avec beaucoup de liberté et d’invention malgré la grande rigueur de son écriture. Cet équilibre entre liberté et rigueur se retrouve d’une façon identique dans la magistrale et brève Fantaisie en ut mineur BWV 906, œuvre débordante d’énergie qui devait disposer à l’origine d’une fugue, mais que Bach laissa inachevée. 

Comme pour créer un trait d’union symbolique avec son premier disque consacré aux « Concertos italiens » composés par Bach, Alexandre Tharaud reprend deux mouvements de concertos qui figuraient déjà dans son précédent enregistrement. Nous retrouvons ainsi, dans leur nouvelle interprétation l’Adagio du Concerto pour hautbois en ré mineur d’Alessandro Marcello (que Bach à transcrit admirablement pour le clavier) et la propre transcription d’Alexandre Tharaud de la Sicilienne du Concerto pour orgue BWV 596 que Bach avait transcrit d’un concerto d’Antonio Vivaldi pour deux violons et violoncelle, extrait de l’Estro Armonico (Opus 3 n° 11). Bien évidemment ces deux œuvres figurent ici dans de nouveaux enregistrements, et ne sont pas de simples repiquages du premier disque. On peut d’ailleurs comparer l’évolution faite par le pianiste en vingt ans et notamment dans le concerto de Marcello au tempo légèrement plus rapide dans la seconde version (passant de 4’13 à 3’54), mais en conservant toujours des ornementations extrêmement raffinées. 

Alexandre Tharaud aborde aussi la musique purement orchestrale de Bach par le biais d’une œuvre connue de tous et tenant lieu de modèle, en réalisant une transcription pianistique très réussie de l’aria de la troisième suite d’orchestre BWV 1068 en ré majeur, où il restitue toute la ferveur méditative de la pièce avec une grande économie de moyens.

Ce disque s’achève de façon très recueillie avec tout d’abord une transcription du génial Jean Wiéner d’un choral pour orgue « Nun ruhen alle Wälder » BWV 756, et pour finir, la « Méditation sur le premier Prélude de J.S. Bach », comprenez l’Ave Maria. L’interprète donne de cette œuvre poignante une vision à la fois intime et émue où il utilise toutes les ressources sonores du piano moderne et où il met en valeur sa riche palette sonore grâce à une exploitation extrêmement large du clavier qu’il utilise de façon quasi orchestrale. Gounod était un excellent pianiste même s’il n’a laissé que peu d’œuvres marquantes pour cet instrument. Son Ave Maria avait été conçu à l’origine pour voix et piano, Une soprano chantant la mélodie qui reposait sur le texte du premier Prélude du Clavier Bien Tempéré, auquel Gounod a toutefois été obligé d’ajouter une mesure.  

Alexandre Tharaud rend une fois de plus un hommage respectueux et original à l’œuvre de Jean-Sébastien Bach en mêlant des œuvres n’ayant pas pour vocation de se côtoyer au disque, compte tenu des instrumentations originales parfois très éloignées. Outre ses propres transcriptions toujours pertinentes et magnifiquement réalisées, Alexandre Tharaud a eu la bonne idée d’intégrer deux transcriptions inédites de Jean Wiéner, ce pianiste et compositeur, trop peu pris au sérieux par les « musiciens classiques » sans doute à cause de son attirance pour la musique de Jazz, son duo avec Clément Doucet et ses géniales improvisations sur les films burlesques muets (les fameuses « Histoires sans paroles »). Pourtant ce musicien attachant et protéiforme côtoya tous les grands musiciens de son temps (dont Fauré, Milhaud ou Satie) et avait assimilé tous les langages des grands compositeurs du vingtième siècle. Il interprétait avec un égal bonheur les œuvres du groupe des six et notamment celles de Poulenc, Auric, Tailleferre ou son ami Milhaud, mais aussi celles de Stravinsky, Webern ou Schönberg. Outre son talent, ces deux transcriptions d’œuvres de Bach montrent l’immense savoir de Jean Wiéner dans tous les styles musicaux.

La musique de Jean-Sébastien Bach se prête particulièrement bien à la transcription grâce à sa régularité rythmique, son assise, son inventivité mélodique et sa profusion harmonique. Comme le prouve cet admirable enregistrement, Alexandre Tharaud s’avère être lui-même un excellent transcripteur de cette musique et lui restitue tout son esprit et sa modernité. Par l’inventivité et l’élégance de ses transcriptions, il s’inscrit dans une lignée prestigieuse qui débute avec Jean-Sébastien Bach lui-même et continue tout au long des dix-neuvième et du vingtième siècle avec d’immenses musiciens comme Franz Liszt, Camille Saint-Saëns, Ferruccio Busoni, Eugen d’Albert, Wilhelm Kempff, Myra Hess, Samuil Feinberg ou Max Reger…. (la liste serait trop longue pour tous les citer). Alexandre Tharaud arrive à fusionner dans le style unique et universel de Bach toute la spiritualité de sa musique. 

Notes : Son : 9 -  Livret : 8,5 - Répertoire : 9 - Interprétation : 9

Jean-Noël Régnier  

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