Pour Dvořák, Tomáš Netopil signe un couplage Légendes/Rhapsodies peu courant
Antonín Dvořák (1841-1904) : Légendes, op. 59 ; Rhapsodies slaves op. 45. Orchestre philharmonique tchèque, direction Tomáš Netopil. 2021 et 2023. Notice en anglais. 80’ 35’’. Pentatone PTC 5187 221.
La musique orchestrale de Dvořák recèle bien des trésors qui témoignent d’une inspiration constante et des plus séduisantes. Le présent programme propose un couplage peu courant de pages qui datent des années 1878 (les Rhapsodies) et 1881 (les Légendes). En mai 1878, l’orchestration des Danses slaves n° 1, 3 et 6, d’abord écrites pour quatre mains, est jouée avec un vif succès à Prague. Pour les mener à bien, le Tchèque a interrompu la composition d’un projet de Rhapsodies slaves, dont la première a été achevée deux mois auparavant. Après la réussite des Danses, il s’attelle aux deux dernières Rhapsodies, qu’il termine avant la fin de l’année. Il assurera lui-même la création des trois, ensemble, en mars 1880. Comme l’écrit Guy Erismann dans sa biographie (Fayard, 2004), nous sommes bien près de la musique à programme et, bien qu’il n’existe à leur propos aucun argument littéraire précis, elles mériteraient le nom de « poèmes symphoniques ». Les trois Rhapsodies, chacune d’une durée d’une petite quinzaine de minutes, font en tout cas allusion au passé de la nation tchèque. C’est dans l’air du temps : Smetana achève de son côté en 1879 son credo patriotique Ma patrie, entamé en 1874. La Rhapsodie n° 1 a des accents solennels et pastoraux, d’une belle architecture, alors que la n° 2 se révèle pleine de contrastes, entre drame et fièvre intérieure. Quant à la troisième, qui s’ouvre par un superbe solo de harpe, elle est imprégnée d’images qui font référence à des légendes de la Bohême, dans un climat d’allégresse.
Le terme Légendes donne son titre à l’opus 59, qui date de 1881. Dvořák a déjà inscrit à son riche catalogue six symphonies, son Stabat mater, une dizaine de quatuors, l’un ou l’autre opéra ou son concerto pour violon. Il est en pleine possession de sa créativité. Cette nouvelle série de pièces de courte durée (trois à cinq minutes pour une durée totale de quarante minutes), a été d’abord composée, elle aussi, pour quatre mains. Il s’agit de dix petits instants d’invention poétique basés sur des visions intérieures qui reflètent l’univers imaginatif du compositeur avec sa part de secret, écrit Guy Erismann. Aucun titre ou programme n’est précisé par le créateur. De caractère globalement intime, on découvre, au fil des morceaux, un éventail de couleurs fraîches, dans une orchestration allégée, au sein de laquelle les cordes et les bois assurent une variété de caractères, entre pudeur et rythmes, élégance et passion, fluidité et joie, touches picturales pittoresques et images qui, selon la jolie expression d’Erismann, se métamorphosent comme dans un kaléidoscope doucement agité.
Les Rhapsodies et les Légendes, dont le couplage n’est pas courant, sont dirigées ici par Tomáš Netopil, bien connu en Belgique pour avoir été l’un des piliers d’Opera Ballet Vlaanderen et qui se présente ici comme chef principal invité de la Philharmonie tchèque.
À la tête de la Philharmonie tchèque, dans ce programme qui débute par les Légendes que Brahms admirait tant, Netopil révèle une baguette légère, claire et aérée ; Il cisèle ces dix pages intimes avec un équilibre de couleurs nuancées, assurant le climat de l’ensemble. Il évite la grandiloquence à laquelle on peut céder dans certains passages des Rhapsodies, en particulier la troisième, où il ne tombe pas dans le piège de l’affectation pompeuse. On est en présence d’une interprétation dont la pudeur n’est pas absente, mais qui manque parfois de spontanéité. D’autres versions ont marqué une discographie somme toute limitée. Pour les Légendes, Neeme Järvi et le Symphonique de Bamberg (BIS 1989), Ivan Fischer et l’Orchestre du Festival de Budapest (Philips, 2000), Charles Mackerras et la Philharmonie tchèque (Supraphon, 2000), ou, plus récemment, Christian Mặcelaru et la phalange du WDR de Cologne (Linn, 2022), ont laissé des témoignages éloquents. Pour les Rhapsodies, Zdeněk Košler, moyennement inspiré (Naxos, 1992), s’incline devant un autre Tchèque, Jakub Hrůša, plus attrayant et mieux enregistré (Pentatone, 2016).
Les deux œuvres sont toutefois dominées par les extraordinaires version de Karel Šejna (1896-1982), qui, il y a sept décennies (1953 pour les Légendes, et 1956 pour les Rhapsodies), a signé, avec les bois fruités et les cordes agrestes de la Philharmonie tchèque alors en pleine gloire, une indétrônable référence. Netopil n’atteint pas cette démonstration de plénitude poétique et sonore et de fougue naturelle. Il propose néanmoins une appréciable vision moderne dont on ne se privera pas, en particulier dans ce couplage.
Son : 8,5 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 8
Jean Lacroix