L’extraordinaire Requiem d’Arnold Rosner

par

Arnold Rosner (1945-2013) : Requiem, Op. 59.  Kelley Hollis (soprano), Fergal Mostyn-Williams (contre-ténor), Thomas Elwin (ténor), Gareth Brynmor (baryton), Crouch End Festival Chorus, London Philharmonic Orchestra,  direction : Nick Palmer. 2020-69’22-Texte de présentation en anglais-Toccata Classics- TOCC 0545

Grâce à la petite mais audacieuse maison d’édition Toccata Classics, il nous est donné de découvrir une oeuvre majeure -et jamais exécutée avant cette parution- d’un compositeur aussi inconnu qu'extraordinairement talentueux. Le malheur d’Arnold Rosner aura été d’abord son caractère très difficile et le refus obstiné de ce solitaire de tenter de mieux faire connaître sa musique (il ne participa qu’à un seul concours de composition -où il remporta la somme princière de 50 dollars- et se contenta d’un poste d’enseignement au modeste Kingsborough Community College à Brooklyn), mais plus encore la malchance d’avoir été absolument rétif aux tendances dominantes de la composition durant ses années de formation. Sur le site www.arnoldrosnermusic.com, le musicologue américain Walter Simmons (qui signe par ailleurs l’excellente notice qui accompagne cet enregistrement) explique avec beaucoup de justesse que pour définir la musique d’Arnold Rosner, il vaut mieux commencer par dire ce qu’elle n’est pas. Il y a d’abord le rejet du sérialisme dominant à l’époque qu’il estimait stérile (ce qui lui fut fatal sur le plan de la reconnaissance académique), mais aussi du minimalisme qu’il trouvait écervelé, tout comme de la sentimentalité néo-romantique et du formalisme néo-classique. En revanche, Rosner était fasciné par  la musique d’avant 1700, en particulier la musique du Moyen Âge et de la Renaissance, ainsi que par la polyphonie modale et la liberté harmonique de compositeurs du premier Baroque tels que Monteverdi ou Gesualdo. En revanche, il ne goûtait guère la musique du Classicisme viennois, dont la stricte opposition majeur/mineur lui paraissait fade et inintéressante.

Cette position d’outsider lui causa énormément de tort, et -en dépit d’une oeuvre abondante dans tous les genres (dont trois opéras, huit symphonies et six quatuors à cordes)- il ne parvint jamais à se faire éditer et put juste compter sur des exécutions sporadiques de ses oeuvres de musique de chambre.

Le Requiem de Rosner est une oeuvre hors du commun pour plus d’une raison. Tout d’abord, à part la brève citation du Dies irae, Dies illa (juste ces quatre mots) dans l’Ouverture et la mise en musique du Libera me dans le neuvième de ses dix mouvements, il ne suit aucunement la Messe des morts latine, préférant au contraire faire preuve d’un oecuménisme aussi évident dans le choix des textes (tirés de l’Apocalypse, de la poésie de Villon, Whitman et Gottfried Benn, d’une soutra du bouddhisme zen, de Dante, auquel il ajoute le Kaddish) que dans l’approche stylistique extraordinairement variée de la musique. Cette tentative de création d’une oeuvre-monde rappelle fortement l’ambition avérée d’un Olivier Greif (comme dans le fascinant quintette A Tale of the World), compositeur tout aussi atypique que Rosner et en qui ce dernier aurait pu trouver une âme soeur.

La genèse de ce Requiem remonte à l’ambition de Rosner d’écrire un opéra basé sur le Septième Sceau (1957) d’Ingmar Bergman. S’étant rendu en Europe pour rencontrer des compositeurs qu’il admirait en 1971, il parvint à avoir Bergman au téléphone mais ce dernier lui expliqua fermement qu’il n’autorisait jamais quelque adaptation de ses films que ce soit. Mortifié par cette annonce, Rosner conçut après quelques mois l’idée d’utiliser la musique déjà écrite pour ce projet d’opéra dans un Requiem qu’il termina en 1973. Et c’est ainsi que l’oeuvre débute par une Ouverture : Le Septième Sceau -reprise telle quelle de l’opéra avorté- où, après une aussi  violente que prenante introduction orchestrale où un ostinato rythmique aux cuivres rappelle très fort le Mars des Planètes de Holst, le choeur chante un extrait de l’Apocalypse -ponctué par des interjections des sept trompettes- alternant avec la citation du Dies irae traité dans le style d’un organum médiéval et confiée ici à un trio de solistes masculins.  Suit alors Ein Wort, ein Satz sur un beau et sombre texte de Gottfried Benn, touchante mélodie pour ténor et orchestre dont l’alliage d’expressionnisme et de délicatesse fait penser à Britten,

Le troisième mouvement, Toccata : Musica Satanica, est un scherzo orchestral plein d’imagination, frénétique et déchaîné, un peu dans la veine de Tippett ou de Chostakovitch (mais sans l’ironie grinçante du compositeur russe).

Vient alors, une très belle Ballade: Les Neiges d’antan, confiée à une soprano (Kelley Hollis, chanteuse au timbre chaud mais au français incompréhensible) et un ensemble de chambre. En dépit de certaines affinités avec le style pastoral anglais, tel qu’on le retrouve chez Vaughan Williams ou Finzi, cette touchante ballade lyrique -qui voit le texte de Villon traité avec une admirable finesse d’écriture (on appréciera les beaux solos de flûte, mais aussi de cor et de hautbois)- ne ressemble à rien de connu. Ce que nous avons ici est tonal mais pas banal et d’une simplicité qui n’est en rien de l’indigence, tout en évitant les redoutables pièges de la sentimentalité et du kitsch. 

On arrive ensuite à Sutra: Enmei Jukku Kannon Gyo, combinant une soutra du bouddhisme zen japonais -dont la psalmodie répétée est censée apporter une longue vie- à un extrait du Livre des morts tibétain (en anglais). Dans un premier temps, on est frappé par la délicatesse et la légèreté étonnante du traitement du choeur et de l’orchestre, mais les répétitions crescendo proprement enivrantes du texte de la soutra vont de pair avec l’ostinato aux cuivres repris du premier mouvement pour déboucher sur un effet cumulatif stupéfiant couronné par un fortissimo général. C’est ici qu’intervient un solo de baryton qui rappelle la grandeur fatiguée du Herr, lehre doch mich du Requiem allemand de Brahms alors que le texte décrit les tourments qui attendent dans l’au-delà ceux qui ont mal vécu ici bas. Le mouvement se termine sur la reprise de la soutra par un chœur diabolique, avec un grain de folie que n’aurait pas renié Ligeti.

Un beau moment de sérénité est ensuite offert par Madrigal: To All, To Each sur de beaux vers de Walt Whitman, composé dans un style néo-Renaissance et interprété par le choeur seul.

Retour au trois voix solistes masculines -discrètement renforcées par les instruments avant que l’orchestre complet ne conclue le mouvement - pour un Organum: Lasciate ogni speranza où le fameux texte de Dante est traité dans le plus style vocal médiéval.

Rosner passe ensuite à un Kaddish pour soprano et orchestre à mille lieues de la cantillation synagogale traditionnelle. La prière juive des endeuillés (écrite en araméen avec une brève strophe finale en hébreu) est traitée ici de façon ouvertement romantique, comme une berceuse ou un lamento symphonique qui, après avoir atteint un sommet d’intensité, se termine dans esprit très proche du côté faux-naïf du Finale de la Quatrième symphonie de Mahler.

Retour à la liturgie catholique traditionnelle pour un Libera me pour choeur et orchestre, impressionnante passacaille comportant un thème et dix-huit variations débouchant sur une fin cataclysmique qui est l’apothéose de l’oeuvre.

Le Requiem trouve une conclusion apaisée dans son dernier mouvement und wieder Dunkel, ungeheuer (et à nouveau l’obscurité, monstrueuse), très proche dans son matériau du deuxième mouvement sur texte de Benn et confié ici à un petit ensemble avec un rôle important dévolu au piano. 

Cette description ne peut donner qu’une pâle idée de la qualité et de la force émotionnelle de cette oeuvre fascinante jaillie de la plume d’un compositeur de 28 ans à peine et qui n’avait jamais eu l’occasion d’entendre la moindre de ses compositions orchestrales jouée par un ensemble symphonique. 

Tous les interprètes de cet enregistrement sont à féliciter: les solistes vocaux très sûrs, le fabuleux choeur et son chef David Temple, ainsi que le London Philharmonic sous la direction assurée et enthousiaste de Nick Palmer.

A connaître absolument!

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Patrice Lieberman

 

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