L’île de Merlin ou Le Monde renversé : un opéra-comique inattendu de Gluck à l’Opéra Comique
Alors que Faust triomphe sur la grande scène, l’Opéra Comique propose à la salle Bizet une rareté de Christoph Willibald Gluck : L’île de Merlin ou Le Monde renversé, un opéra-comique méconnu sur un livret français.
Fidèle à sa vocation patrimoniale, le Théâtre national de l’Opéra Comique aime remonter aux sources de son répertoire, notamment celles issues du théâtre de foire du XVIIIᵉ siècle. Cette saison, en collaboration avec les artistes de son Académie, il présente une relecture pétillante et contemporaine de L’île de Merlin ou Le Monde renversé, œuvre que Gluck adapta à Vienne. En 1753, Giacomo Durazzo, alors nouveau directeur des théâtres impériaux, entretient une correspondance nourrie avec Charles-Simon Favart. Sous son impulsion, Gluck revisite des livrets français à succès, en réécrivant leur musique. L’île de Merlin en un acte voit ainsi le jour, inspirée d’une pièce en prose et en vaudeville de Lesage et d’Orneval, jouée en 1718 à la Foire Saint-Laurent sur la musique de Gillier.
À cette époque, l’île représentait un espace de retraite utopique, propice à la satire sociale et philosophique. Loin du monde réel, elle permettait d’interroger les travers de la société européenne avec humour et distance. L’idée du « monde à l’envers » — où tout est inversé, joyeusement subverti — épouse les idées des Lumières et leur goût pour les mondes imaginaires.
Dans cette production, le livret de L’île de Merlin a été actualisé par Sébastien Lepotvin, qui en a modernisé les dialogues tout en conservant leur esprit. L’histoire commence lorsqu’une tempête fait échouer le bateau de Pierrot et Scapin sur l’île de leur ancien maître, Merlin. Ils y rencontrent Argentine et Diamantine, deux jeunes femmes séduisantes. Très vite, une galerie de personnages loufoques — un philosophe enthousiaste, une notaire zélée, une femme médecin, un chevalier poète, un procureur naïf — leur enseigne les règles de cette société où la violence est proscrite. Zerbin et Hanif, leurs rivaux, viennent pimenter la vie des deux protagonistes... sans coups échangés.
La mise en scène de Myriam Marzouki transpose l’intrigue plutôt dans un univers pop des années 1950-1960 que les années 1930 comme l’indique le programme, avec des scènes situées dans un café ou un bar de music-hall. Les décors (Margaux Folléa) et les costumes (Laure Mahéo), teintés de nostalgie, s’illuminent sous les lumières colorées de François Noël. Guillemette Daboval et Sammy El Ghadab, issus de l’Académie, remplacent les vaudevilles par des chansons populaires comme Y a de la joie ou Aux Champs-Élysées. Certains passages mélodramatiques s’appuient sur une ambiance jazzy. Les musiques sont plus récentes mais c’est en écho aux pratiques historiques, mais avec une fraîcheur qui souligne la légèreté originelle de l’œuvre. De plus, cela sert d’un excellent exercice de styles pour les chanteurs.
Comme souvent à l’Opéra Comique, les chanteurs excellent dans l’art du chanté-parlé, avec une diction exemplaire. Le baryton-basse Dominic Veilleux (Pierrot) et la soprano Fanny Soyer (Diamantine) forment un duo équilibré, chaleureux et expressif. On retrouve avec plaisir Michèle Bréant, remarquable Zerlina dans Don Giovanni à l’automne dernier (production de l’Arcal avec Le Concert de la Loge sous la direction de Julien Chauvin, mise en scène de Jean-Yves Ruf). Elle brille ici encore dans le rôle d’Argentine, alliant luminosité vocale et présence scénique affirmée.
Benoît Déchelotte incarne un Scapin vif et parfaitement maîtrisé. Ulysse Timoteo (Le Philosophe/Hanif) et Vincent Guérin (Merlin/Le Chevalier) s’illustrent avec un jeu très caractérisé dans leurs double-rôles, tandis que Gulliver Hecq donne chair au personnage de Zerbin, rôle parlé.
Mais notre coup de cœur de cette première (à l’allure de séance scolaire) revient à la mezzo-soprano Léontine Maridat-Zimmerlin. Lauréate du Prix spécial Meilleure Interprète du Répertoire français lors du 7ᵉ Concours Jeunes Espoirs Raymond Duffaut à Avignon, elle poursuit avec brio son parcours artistique. Dans les rôles de la Notaire, d’Hippocratine (la femme médecin) et du Procureur, elle impose son talent par la justesse de son chant, sa musicalité raffinée et un jeu scénique vivant et inspiré. Chacune de ses apparitions est l’occasion d’une démonstration d’aisance et de précision.
Le tout est assurée au piano par Flore-Élise Capelier, dont le jeu tire du simple piano droit une bonne variété de timbres, de contrastes et de couleurs. Elle accompagne chaque scène avec une souplesse qui épouse les styles et les atmosphères, contribuant à faire de cette production une expérience vivifiante et raffinée.
Paris, Opéra Comique, 24 juin 2025
Crédits photographiques : Stefan Brion