Un disque chaleureux venu du froid….
Oeuvres de Maurice Ravel (1875 - 1937) ; Jules Massenet (1842 – 1912) ; Piotr Ilitch Tchaïkovsky (1840 – 1893) ; Amanda Maier (1853 – 1894) ; Camille Saint-Saëns (1835 – 1921) ; Manuel de Falla (1876 – 1946) ; Fritz Kreisler (1875 – 1962) ; Franz Waxman (1906 – 1967). Johan Dalene, violon et Peter Friis Johansson, piano. 2023. Livret en anglais, allemand et français. 67’53. Bis 2770.
A peine âgé de vingt-cinq ans, le violoniste scandinave Johan Dalene qui dispose déjà d’un parcours musical prestigieux nous livre ici son cinquième album. Ses précédents enregistrements embrassaient un répertoire extrêmement vaste bien que minutieusement ciblé, allant des grands concertos du répertoire (Tchaïkovsky, Barber, Nielsen, Sibelius) aux œuvres pour violon et piano, puisées dans un répertoire essentiellement représenté par des compositeurs du nord de l’Europe (Pärt, Bacewicz, Sinding, Stenhammar, Sibelius), mais aussi dans le répertoire français (Ravel, Lili Boulanger), que le jeune violoniste semble particulièrement apprécier.
Ce nouvel enregistrement tend à montrer son extraordinaire musicalité dans un répertoire non plus orienté géographiquement, mais essentiellement virtuose et démonstratif composé dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle (pour les plus anciens) à la première moitié du vingtième siècle. Ici c’est le violon qui est particulièrement mis en avant alors que le piano brillant et inventif, de Peter Friis Johansson lui donne la réplique, en se substituant fréquemment à l’orchestre (qui est généralement prévu dans les versions originales de ces œuvres).
Cet enregistrement met en rapport deux jeunes artistes qui, dans ce répertoire particulièrement étincelant se confrontent autant qu’ils se soutiennent, même si le violon reste prédominant. Malgré son titre « Souvenirs », ce disque ne laisse que peu de place à la nostalgie d’un temps à jamais révolu, préférant porter l’accent sur une musique particulièrement séductrice et virtuose, dont les deux interprètes semblent se délecter. Johan Dalene enchaîne les pièces célébrissimes mais nous offre aussi deux pièces (toujours aussi brillantes) mais moins fréquentées avec l’Allegro molto d’Amanda Maier et le Recitativo et Scherzo-Caprice pour violon seul de Fritz Kreisler, plus connu pour ses bonbons viennois tels son « Schön Rosmarin », « le Tambourin Chinois » ou son « Liebesleid ».
Le CD débute par une œuvre phare de Maurice Ravel dont on fête cette année le cent-cinquantième anniversaire de la naissance. La Tzigane voit le jour en 1924 grâce à la rencontre deux ans auparavant de Ravel avec une jeune violoniste Hongroise Jelly d’Arányi, (petite nièce du grand Joseph Joachim) et qui avait donné à Paris un concert avec Béla Bartók. Ils se retrouvèrent à Londres quelques mois plus tard et Ravel lui demanda d’interpréter au cours d’une soirée privée quelques mélodies de son pays. De mélodie en mélodie, ce concert improvisé à la demande de Ravel dura jusqu’à cinq heures du matin. Subjugué par son talent, Ravel promit alors de lui composer une œuvre virtuose dans l’esprit des Rhapsodies hongroises de Liszt, ou des Danses hongroises de Brahms. C’est ainsi que naquit la Tzigane (terminée trois jours seulement avant sa première exécution par Jelly d’Arányi à l’Aeolian Hall de Londres, accompagné par le pianiste Henri Gil-Marchex). Quelques mois plus tard, elle rejouera la Tzigane à Paris mais cette fois avec un accompagnement d’orchestre écrit par le compositeur. Pour donner un caractère plus typiquement « hongrois », Maurice Ravel avait composé la partie de piano pour le luthéal, un dispositif adapté sur un piano à queue traditionnel pour donner à l’instrument des sonorités rappelant le cymbalum. Le luthéal d’origine ayant brûlé dans l’incendie de la Salle Gaveau, les rares exemplaires encore visibles aujourd’hui sont des instruments minutieusement restaurés comme celui du Musée du Conservatoire de Bruxelles, ou des reconstitutions comme l’exemplaire figurant dans les collections du Musée de la Musique à Paris. C’est pourquoi la partie d’accompagnement se fait comme dans cet enregistrement, sur un piano traditionnel.
De façon plus intériorisée, Johan Dalene et Peter Friis Johansson continuent leur exploration de ce répertoire séducteur avec la “Méditation” de Thaïs. Cette œuvre a été sortie de son contexte originel pour en faire une magnifique pièce violonistique à part entière. Lors de la composition de son opéra « Thaïs » en 1894, Jules Massenet écrit pour le deuxième acte un intermède pour violon et orchestre à la mélodie suave intitulé « Méditation religieuse ». La version que nous entendons ici est une transcription de Georges Bizet, fait à la demande de Camille Saint-Saëns et qui sera renommée « Méditation de Thaïs ». Celle-ci symbolise le combat intérieur mené par Thaïs (une prêtresse de Vénus aux mœurs dissolues), troublée par Nathanaël (un disciple de Jésus), qui veut la détourner de sa vie de débauche. La Méditation exprime le trouble intense de Thaïs partagée entre l’amour pour le moins équivoque qu’elle porte à Nathanaël, et son désir de rédemption, en acceptant de se retirer dans un couvent. Comme il était fréquent à l’époque, l’opéra de Massenet joue sur cette dualité entre érotisme et religion.
C’est dans un tout autre contexte que nos deux musiciens abordent les trois pièces composant le Souvenir d’un lieu cher de Tchaïkovsky. Comme on le sait, Tchaïkovsky s’est montré peu prodigue dans sa production d’œuvres de musique de chambre, limitant son répertoire à seulement quatre quatuors à cordes (dont un en un seul mouvement), un Trio pour piano, violon violoncelle, le Sextuor Souvenir de Florence et les trois pièces pour violon et piano regroupées sous le titre Souvenir d’un lieu cher. Si la quantité de ces œuvres est modeste, leur qualité est exceptionnelle. Souvenir d’un lieu cher fait référence à la résidence de Braïlov en Ukraine que son amie et mécène Madame von Meck met à sa disposition. Cette œuvre a été composée en 1878 à la suite du Concerto pour violon. Tchaïkovsky avait prévu initialement d’intégrer la Méditation (première pièce du triptyque) en guise de deuxième mouvement du concerto pour violon mais, peu satisfait par le résultat, Pour le concerto, il a composé finalement une Canzonetta (andante) et a intégré cette magnifique Méditation, devenue sans objet, dans le « Souvenir d’un lieu cher » dont elle est la pièce maîtresse. Afin de concevoir une œuvre plus imposante, Tchaïkovsky accompagnera sa Méditation de deux autres pièces typiques de ce romantisme russe : un bondissant Scherzo en forme de mouvement perpétuel et une ravissante Mélodie pleine de charme et de simplicité. Au travers de ces trois pièces transparaît un Tchaïkovsky plus simple et serein, s’éloignant pour un temps d’un dramatisme intériorisé.
Amanda Maier était une brillante violoniste et compositrice suédoise de la seconde moitié du XIXe siècle aujourd’hui quasiment oubliée. Formée à Stockholm elle y étudie de nombreux instruments et achèvera son apprentissage musical à Leipzig avec les plus grands pédagogues de l’époque tels Carl Reinecke et Ernst-Friedrich Richter (pour la composition) et Engelbert Röntgen (pour le violon), dont elle épousera le fils, le compositeur Julius Röntgen. Après des débuts remarqués en tant que violoniste, elle renoncera à la scène après son mariage préférant se consacrer à la composition et à la tenue de salons musicaux, plus en rapport avec les conventions sociales de l’époque. Elle décèdera prématurément en 1894, à seulement quarante et un ans de la tuberculose. C’est une aubaine que Johan Dalene et Peter Friis Johansson exhument cet “Allegro molto”, extrait des Six pièces pour violon et piano composées en 1879, œuvre brillante bien dans l’esprit de cette école violonistique du Nord de l’Europe et finalement pas très éloignée par l’esthétique des œuvres de Wieniawski ou de Vieuxtemps. Cet “Allegro molto” s’inscrit aussi dans ce Romantisme allemand dont le thème à la fois volubile et inquiet n’est pas sans rappeler « Der Kontrabandiste » (extrait des Spanisches Liederspiel, Opus 74) de Schumann.
Seize ans auparavant, Camille Saint-Saëns qui était alors un jeune et fringant compositeur composa une pièce de concert pour violon et orchestre qui contribuera largement à sa renommée et que nous entendons ici dans la réduction pour piano réalisée par Georges Bizet : l’Introduction et Rondo capriccioso, Opus 28. Le courant romantique met alors à l’honneur des musiciens particulièrement brillants et virtuoses. Certains d’entre eux déchaînent les passions grâce à leur technique instrumentale absolument hors normes, comme Liszt ou Paganini. Dans leur sillage on retrouve Camille Saint-Saëns (très apprécié par Liszt) mais aussi un de ses amis, le violoniste Pablo de Sarasate qui est le dédicataire de l’œuvre. Le public à cette époque était friand de compositions particulièrement brillantes et virtuoses et Saint-Saëns scénarise sa pièce en préparant psychologiquement l’auditeur par cette introduction en forme de sérénade, avant le déferlement de traits volubiles et élégants. Une grande liberté traverse cette pièce œuvre où le compositeur rend un hommage appuyé à l’art violonistique de Sarasate en concevant un thème quelque peu hispanisant pour le Rondo capriccioso et surtout en mettant toujours le soliste en premier plan, l’orchestre (ou le piano) se contentant de faire les transitions et de le soutenir de façon aussi discrète qu’efficace.
Johan Dalene et Peter Friis Johansson ne pourraient pas évoquer le violon virtuose au tournant du vingtième siècle sans évoquer Fritz Kreisler, lui-même immense violoniste et compositeur inspiré dont la culture était viennoise mais dont la renommée fut mondiale. Ses concerts donnés avec les plus grands orchestres ou des partenaires prestigieux comme Sergei Rachmaninov sont restés légendaires. Ses compositions sont majoritairement des œuvres brillantes et assez brèves qui se jouaient aussi bien dans les salons que dans les salles de concert. Kreisler utilisait fréquemment ces nombreuses pièces comme « bis » à la fin de ses récitals. Pour composer, Kreisler s’inspirait beaucoup de la culture Viennoise mais il était aussi un transcripteur de génie sachant adapter à son instrument toutes sortes de musiques sans pour autant les dénaturer. Dans cet enregistrement, Johan Dalene montre ces deux aspects en interprétant tout d’abord la célèbre “Danse Espagnol”e n°1 tirée de la Vie Brève de Manuel de Falla, plongeant immédiatement l’auditeur dans cet univers ibérique sombre et fatal. La seconde pièce montre un tout autre aspect de l’art de Kreisler en tant que compositeur. Avec Le Récitatif et Scherzo-Caprice Kreisler ne se cache plus derrière un autre compositeur, mais fait œuvre de pure création. Il s’agit là de la seule œuvre connue de Kreisler pour violon seul. Dans cette pièce en deux parties, Kreisler y déploie une expressivité extraordinaire qu’il conjugue à des traits d’une grande virtuosité rendant cette œuvre d’une grande difficulté d’exécution. L’œuvre publiée en 1911 sera créée par Eugène Ysaÿe. A son tour, Eugène Ysaÿe lui dédiera en 1923 sa Sonate n°4 pour violon seul. Celle-ci fait partie d’un corpus de six sonates où chacune d’entre elles est dédiée à un grand violoniste. Outre Fritz Kreisler on retrouve ainsi Jacques Thibaud, Joseph Szigeti, Georges Enesco, Mathieu Crickboom et Manuel Quiroga.
Ce disque attachant s’achève en apothéose avec la Carmen-Fantaisie, œuvre brillantissime de Franz Waxman. Tout comme Bernard Herrmann ou Miklós Rózsa, Franz Waxman est devenu célèbre par ses musiques de films composées aux Etats-Unis. Comme ses confrères, il collaborera avec d’immenses réalisateurs comme Alfred Hitchcock. A l’origine, la Carmen Fantaisie a été écrite en 1946 pour le film « Humoresque » de Jean Negulesco racontant les amours malheureuses d’un brillant jeune violoniste. Dans le film c’est Isaac Stern qui double John Garfiled, l’acteur principal. La composition de Waxman retient immédiatement l’attention. A la demande de Jascha Heifetz, Waxman adapte rapidement son œuvre et en élabore une version pour violon et orchestre. Dans cette œuvre destinée à séduire et à éblouir le public, Franz Waxman reprend les plus grands airs de l’opéra de Bizet en insistant sur le thème de la Habanera et ses accents typiquement gitans. Le compositeur alterne avec subtilité les thèmes musicaux tantôt séducteurs (« l’amour est un oiseau rebelle »), tantôt implacables (l’air du trio des cartes annonçant à Carmen sa mort prochaine). Pablo de Sarasate avait déjà composé au tout début du vingtième siècle une Fantaisie pour violon sur des thèmes de Carmen. Cette œuvre certes brillante et virtuose, n’atteignait cependant pas le même niveau de difficulté car Waxman n’hésite pas à intégrer dans les différentes cadences jouées par le violon des passages particulièrement acrobatiques enchaînant à une vitesse vertigineuse les tierces, sixtes et octaves. La version concertante pour violon et orchestre de la Fantaisie connaîtra rapidement un succès planétaire et les plus grands virtuoses du violon, interprèteront cette pièce brillantissime, depuis Heifetz, en passant par Vengerov, Répin ou Perlman, jusqu’à aujourd’hui avec Arabella Steinbacher et bien sûr Johan Dalene. Dix ans après sa création, en pleine guerre froide, même les artistes soviétiques s’empareront de l’œuvre, comme le prouve cet enregistrement public datant de 1956 à Moscou par Léonid Kogan, le Grand Orchestre de la Radiodiffusion d’URSS dirigé par Kirill Kondrachine. Johan Dalene et Peter Friis Johansson en donnent une version particulièrement enlevée et jubilatoire.
Si ce disque montre le grand talent de Johan Dalene dans un programme principalement axé sur la virtuosité et la brillance de son jeu, il révèle aussi tout le raffinement de son jeu dans ces pièces qui exigent aussi une véritable sensibilité artistique et un sens narratif aigu, allant bien au-delà de doigts infaillibles.
Notes : Son : 9 - Livret : 8,5 - Répertoire : 9 - Interprétation : 9
Jean-Noël Régnier