Lilianna Stawarz et les Suites Françaises : le trouble du sentiment

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Six Suites françaises BWV 812-817. Lilianna Stawarz, clavecin. Livret en polonais, anglais. Janvier 2020. TT 51’44 + 55’06. Dux 1739/1740

Bach venait de perdre son épouse Barbara, et rencontra Anna Magdalena. En exergue du livret, l’interprète estime que ces Suites représentent un adieu à une personne aimée, incarnent la tristesse et la solitude, puis la joie, la force, la puissance des sentiments. De fait, pour les trois cahiers en mineur, on a rarement entendu une lecture aussi résignée, mélancolique, qui culmine dans des Allemandes songeuses et inquiètes et des Sarabandes calmement chantantes, dont la sérénité et l’essence lyrique rappellent Davitt Moroney (Virgin, mai 1990). Réciproquement, les Courantes (notamment l’écriture serrée de la BWV 814) et surtout les Gigues (les machinations de la BWV 812) semblent violenter cet univers taciturne qui leur confère à regret le caractère altier et impérieux qu’elles requièrent : cette friction entre le texte et sa restitution un brin réfractaire n’est elle-même pas dénuée de pathos. Par un ton qui s’agace et s’angoisse, les congestions inculquées à une Anglaise en jarret sanglé, la résilience instillée aux Menuets de la même Si mineur contrecarrent les débits trop réguliers. Pour ces trois premières Suites, Lilianna Stawarz navigue en eaux troubles, qui tourbillonnent dans une ultime Gigue qu’on dirait déterminée à vidanger les humeurs maussades.

On s’attendrait à un virage dialectique pour le BWV 815 qui introduit l’adret en majeur. Toutefois, quoiqu’armée d’une indéniable virtuosité, et de tempi qui ne mollissent pas (Air), l’interprétation reste sujette à une certaine réserve, même dans les arlequinades de la Gavotte, même dans les gracieusetés du jeu luthé, même dans les vaillantes scènes de chasse qui voudraient conclure en fanfare. Pour la BWV 816, les délicates fibres de l’Allemande sont ouatées d’atours caligineux, la Sarabande s’effile avec une tendresse subtilement ornementée. Emportée avec une fougue irrésistible, mais sans la moindre dureté, la Gigue s’apparente ici moins à une farandole de giboulées qu’à une floconnée en girandole.

Au-delà des intentions annoncées ou que l’on peut déceler, l’impression de canevas feutré s’influence d’une captation un peu diffuse et voilée, et de la sonorité mate et veloutée de l’instrument : une copie du Taskin de 1769 gardé à Edimbourg, ici accordé autour d’un tempérament spécialement conçu par le facteur Krzysztof Kulis. Attaques émoussées, brio noyé dans la caisse induisent une texture crémeuse et expliquent certains phrasés floculeux. Au sommet du recueil, l’humour de la Gavotte BWV 817 s’en trouve édulcoré. En tout cas, Lilianna Stawarz y met toute sa sensibilité, qui se refuse au charme d’apparat et au simplisme. Au lieu de tout vaisselier badin, ce disque invite à un humble et attachant voyage, sous manteau hiémal et firmament obscur, d’un empire à la fois galant et contrit, d’une poésie toute verlainienne que pourraient parapher ces vers : « Dans le vieux parc solitaire et glacé (…) L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir ».

Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8,5

Christophe Steyne

 

 

 

 

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