L’intégrale des concertos de Mozart sur pianoforte par Robert Levin est arrivée à son terme
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Concertos pour piano et orchestre n° 25 en do majeur K 503 et n° 27 en si bémol majeur K 595 ; Ch’io mi scordi di te ? – Non temer, amato bene, aria pour soprano, piano obbligato et orchestre K 505. Robert Levin, fortepiano ; Louise Alder, soprano ; Academy of Ancient Music, direction Richard Egarr. 2022. Notice en anglais. 66’39’’. AAM045.
Il aura fallu trois décennies pour que le projet d’une intégrale des concertos de Mozart sur piano forte, concoctée par Robert Levin (°1947) et l’Academy of Ancient Music, trouve son terme. Nous avons longuement expliqué, le 19 mars dernier, à l’occasion de la parution du onzième volume (les concertos pour deux pianos), comment les diverses étapes de ce parcours, initié en 1994, se sont déroulées, d’abord pour Oiseau-Lyre, puis pour Decca, avec la précieuse complicité, dès la première heure, de Christopher Hogwood. La disparition de ce dernier, en 2014, marqua un temps d’arrêt de cette intégrale, prévue en treize volumes, dont huit avaient paru jusqu’en 2001. Après une longue interruption, les cinq derniers ont été publiés ces deux dernières années, Laurence Cummings ayant pris le relais de Hogwood, avant que Richard Eggar n’apporte sa contribution à l’achèvement de l’ensemble. Nous renvoyons le lecteur à notre présentation précédente pour plus de détails, notamment sur Robert Levin, théoricien de Mozart reconnu et apprécié, qui a aussi gravé pour ECM une superbe intégrale des sonates pour pianoforte.
Le présent album a été enregistré du 4 au 8 janvier 2022, en réalité une demi-année avant le onzième dont nous nous étions fait l’écho. Les caractéristiques du jeu de Robert Levin sont bien connues : l’inventivité, la souplesse, le raffinement, mais aussi une expressivité qui ne cesse jamais de s’exprimer, au cœur d’un engagement chaleureux. Ces qualités sont développées, une fois de plus, dans les deux concertos ici proposés. Composé en décembre 1786, le n° 25 (cordes, flûte, hautbois, cors, bassons, trompettes et timbales), contemporain de la Symphonie n° 38, était destiné par Mozart à Vienne, où il allait diriger Les Noces de Figaro. Mais le public ne se bouscula pas lorsqu’il le joua en mars de l’année suivante. Il eut tort : une noblesse généreuse domine le superbe Allegro maestoso initial, avant un Andante très chantant, proche du lyrisme opératique, et un éblouissant Allegretto final, au sein duquel un rythme plein d’émotions et des aspirations à la joie dominent l’élan général. La conception de Robert Levin se traduit par une élégance altière, une grande clarté d’élocution, et une riche palette de couleurs.
Alors en difficultés matérielles, Mozart compose à Vienne, au début de janvier 1791, le Concerto n° 27 (cordes, flûte, hautbois, cors, bassons). Il signe une œuvre qui selon, la judicieuse formule du critique et musicologue français Michel Parouty, est « un miracle d’ambigüité, mi-sourires, mi-larmes, dans une sérénité retrouvée qui n’est peut-être que de la résignation ». (Guide de la musique symphonique, Fayard, 1986, p. 550). L’Allegro, qui débute dans la douceur et s’épanouit dans la tendresse, n’en montre pas moins une douleur qui se traduit par des couleurs variées et des dosages de modulation. Des commentateurs ont considéré le Larghetto, nourri d’une émotion sensible, comme un acte de confession, sinon de désespoir. Il contient en tous cas des aspects déchirants, qui vont s’estomper dans l’Allegro final, entre fraîcheur retrouvée et affirmation de la joie. Robert Levin, qui improvise les cadences (même démarche pour le n° 25), prend en compte ces divers états d’âme pour en traduire la beauté fondamentale, avec hauteur de vue et maîtrise des émotions. Dans chaque concerto, le chef anglais Richard Eggar (°1963) et l’Academy of Ancient Musik épousent, avec une lumineuse finesse, toutes les subtilités distillées par Robert Levin.
Le programme est complété par la superbe aria Ch’io mi scordi di te ? - Non temer amato bene, composée en décembre 1786, à destination de Nancy Storace (1765-1817), créatrice du rôle de Susanna dans Les Noces de Figaro. Engagée au Théâtre Impérial de Vienne en 1783, elle s’y produisit dans une vingtaine d’opéras, en moins de cinq ans, avant de regagner l’Angleterre. Mozart étant au clavier, la partition fut créée par la cantatrice dans le cadre de son concert d’adieu du 23 février 1787. Destinée, en plus de la voix et du piano, à deux clarinettes, deux bassons, deux cors et aux cordes, l’aria, d’une dizaine de minutes, qui est la reprise d’un air supplémentaire pour Idomeneo, re di Creta, évoque l’impossible oubli de l’amour, ce qui a engendré, chez certains commentateurs, l’idée, qui semble fausse, d’une idylle entre Mozart et Nancy Storace. C’est la Londonienne Louise Alder (°1986), qui a chanté plusieurs fois le rôle de Susanna, notamment à Vienne, Munich ou Zürich, qui en est ici l’interprète sensible et émouvante, dans un dialogue concertant de toute beauté.
Tout au long du programme, Robert Levin utilise une réplique, au toucher léger, du pianoforte Anton Walter de Vienne (1795), réalisée en 2018 par la maison Chris Maene, de Ruiselede en Flandre-Occidentale ; une photographie en couleurs présente l’instrument au cœur de l’album. Comme cela a été le cas pour les cinq derniers volumes de la série, la présentation est élégante ; la pochette propose à nouveau un tableau de Paul Klee (ici, Gauze, de 1940, de style expressionniste), ainsi que d’intéressants articles, destinés à un public anglophone.
Voici donc le projet de l’intégrale, entamée en 1994, mené à bien. Il témoigne d’un travail accompli avec une inspiration constante au fil des années, d’un engagement collectif qui ne s’est jamais démenti et d’une approche mozartienne idiomatique. Vu son excellence constante, elle mériterait d’être maintenant réunie en un coffret.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix