L'intime rencontre d'une pianiste et d'un compositeur

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0126_JOKERC'est un superbe cadeau que nous font la pianiste et le jeune label eaSonus à l'occasion du 70e anniversaire d'Elisabeth Leonskaja : 4 CDs consacrés aux Sonates de Schubert et un DVD en concert au Tchaikovsky Concert Hall de Moscou le 26 juin 1993 à deux pianos avec Sviatoslav Richter, son ami et son mentor; le tout dans un bel écrin richement iconographié de photos personnelles et de studios, à la scène, à la ville ou à la campagne, le tout encore, sous le titre "Pèlerinage intuitif", alimenté de textes en huit chapitres : "L'enfance", "La jeunesse", "Vienne", " Sur la musique", "Sur Schubert", "Sur Richter", "Le concert au Tchaikovski Hall de Moscou", "En coulisses". Des textes tout à fait inédits car la pianiste cultive la discrétion et tout ce qui pourrait la distraire du fondement de son être et de sa pensée : le sens profond de la musique d'un compositeur. Je vais reprendre ici une anecdote que j'aime beaucoup. Elle concerne une rencontre entre Arthur Rubinstein et Lino Ventura qui s'admiraient beaucoup l'un l'autre (vous pouvez la visionner sur notre page FaceBook). "Il y a une masse de pianistes, de violonistes, de violoncellistes, de chanteurs, mais il y a peu de musiciens qui chantent, qui jouent du piano, du violon,... Cela vous dit quelque chose?" dit Rubinstein. "Non,... " répond Ventura "je ne suis pas musicien, je ne vois pas, non..." Et Rubinstein de lui dire combien chez de nombreux instrumentistes, le jeu s'assimile à une course de chevaux et de conclure : "Ceux-là pensent vraiment et sont convaincus qu'un Beethoven, Mozart, Schubert, Schumann, Chopin ont tout simplement existé pour leur donner du matériel pour leur grand génie capable de jouer vite et fort. Les musiciens, eux, vivent pour faire justice, pour donner leur âme en gratitude au grand génie que sont les compositeurs. Nous sommes des petits talents, rien d'autre". Lisa Leonskaja partage certainement cette idée.
Son total investissement dans la musique de Schubert, je l'ai rencontré au Festival de Verbier en 2010 où elle donnait en soirées étalées sur deux semaines l'intégrale des Sonates du compositeur -soit 19 Sonates- augmentée de la Wanderer Fantasie en quatre mouvements qui peut être réellement considérée comme une Sonate. C'est, à ma connaissance, la seule artiste à réaliser cette gageure. Car gageure il y a. Si plusieurs pianistes se sont attaqués à une intégrale de Sonates de Beethoven en soirées -presque- consécutives avec divers bonheurs, une intégrale des Sonates de son contemporain Schubert est une autre chose tant chacune d'elles -plus que chez Beethoven- relève d'affects, d'atmosphères intrinsèques et mouvantes dans lesquelles le pianiste a à s'investir de toute son âme et de toute son intelligence, à en faire parler les mouvantes harmonies et en élaborer la grande architecture dans un discours "aux divines longueurs" disait Schumann, en traduire toutes les subtiles nuances des idées qu'aime conjuguer le compositeur.
Les neuf soirées de Verbier furent autant de moments qui laissent des traces, d'autant plus que les concerts commençant à 22h15 pouvaient rebuter un certain public, ce qui eut pour heureuse suite d'écouter Schubert comme il l'aimait lui-même dans une atmosphère chambriste, en "schubertiade".
Le magnifique coffret de eaSonus ne reprend -malheureusement, mais ne boudons pas notre plaisir!- les huit dernières Sonates, soit celles qui commencent par la Sonate en la mineur D. 784 de février 1823 jusqu'à la dernière Sonate, la si bémol majeur D. 960 de septembre 1828. Ce que l'on rencontre ici est à nouveau unique. Car il ne s'agit plus de piano ou de partitions mais d'une rencontre: celle de l'oeuvre d'un compositeur à un moment de sa vie créatrice et de son interprète à un moment de la sienne. Ils ne font qu'un et nous sommes au coeur d'une vérité. Epousant parfaitement le temps schubertien, Elisabeth Leonskaja nous conte la joie qui peut émaner d'un coeur triste soumis malgré lui aux conditions de la vie; mais il veut créer, toujours créer avec cette conviction intérieure, forte mais qu'il n'ose clamer que par instants : "Je suis Schubert". Cette fragile certitude, ce paradoxe schubertien, ces jeux d'ombre et de lumière, Leonskaja les fait siens pour les traduire si présents, si humains. Une grande rencontre.
Le DVD en concert avec Richter est d'autant plus émouvant que la pianiste confie, dans le texte du coffret, que ce récital à deux pianos de trois Sonates de Mozart (K. 283, 545 et 533/494) et la Fantaisie en ut mineur K. 478 avec l'accompagnement d'Edvard Grieg pour deux pianos avait dû être annulé parce qu'elle venait de recevoir son visa pour Israël. C'était en 1978, lorsqu'elle quitta définitivement l'Union Soviétique. Treize années plus tard, elle rejoignit son mentor en Russie cette fois pour une série de récitals avec ce même programme. Si ces arrangements ne sont pas de pur chefs-d'oeuvre, on reste séduits par la symbiose qui anime les interprètes.
Bernadette Beyne

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10 

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