Mahler à Vitrolles : sans guère d’émotion
Après la si belle réussite de sa lecture scénique du « Requiem » de Mozart, un bonheur de respect, d’inventivité, de beauté, de pertinence, d’interpellation, de mise en perspective, d’humanisme (oui, tout cela), inutile de dire que c’est avec impatience que l’on attendait comment Romeo Castellucci allait « imager » la deuxième symphonie de Gustav Mahler, dite « Résurrection ». Une attente hélas plutôt déçue.
Et pourtant, la représentation se fait hors-les-murs, dans un site original, celui du Stadium de Vitrolles, là-bas sur les hauteurs de Marseille. Un immense cube noir conçu par l’architecte Rudy Ricciotti, celui-là même qui a si bien réussi le Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée). Un cube maudit qui n’est jamais devenu le lieu culturel qu’il se promettait d’être. Négligé, abandonné, squatté, taggé. Et voilà que le Festival d’Aix s’en empare : ce lieu mort va ressusciter.
Au programme donc, l’extraordinaire deuxième symphonie de Gustav Mahler, une œuvre à l’orchestre pléthorique, mobilisant chœur et solistes, une œuvre existentielle qui nous emporte de la mort inexorable et des doutes qu’elle suscite à la vie revenue. Un maëlstrom d’inventivité musicale, d’émotions multiples et contrastées. Une musique qui exalte dans son exultation finale.
Castellucci s’y est intéressé, logiquement pourrait-on dire : après la mort du « Requiem », cette « Résurrrection »-là.
Tout commence par un long silence, et le surgissement, dans le hall immense de béton et d’acier, sur un tout aussi immense plateau recouvert de terre humide, d’un cheval blanc. C’est inattendu, c’est très beau. On est heureux. Une femme arrive, sa cavalière, qui le recherchait. Soudain ses pieds s’enfoncent dans la terre meuble. Une odeur l’assaille. Elle comprend. C’est un charnier. Elle appelle au secours, et des équipes de l’UNHCR (Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés) commencent à fouiller le sol. Elles vont en sortir une centaine de cadavres, de tous âges, enfouis à la hâte.
Ces exhumations vont se dérouler pendant les quatre premiers mouvements de la symphonie, systématiques et lents, hyperréalistes dans leur représentation, convoquant camionnettes et même une petite grue.
Le problème est que l’on a vite compris le concept et que cette compréhension évacue l’émotion : on regarde, on compte les corps… De plus, cette fois hélas, l’art est bien inférieur au réel. Castellucci a imaginé cette lecture avant que n’éclate la guerre en Ukraine. Depuis, ce sont des images bien concrètes de charniers et d’exhumations que nous avons pu découvrir avec horreur. Celles-ci, à Vitrolles n’en sont que de pauvres ersatz. Leur manque en outre une transcendance nécessaire pour nous mettre en demeure, pour nous interpeller, par le biais esthétique, dans notre (in)humanité. Quant à la « résurrection », elle s’est traduite par une averse de pluie destinée à laver tout cela. Un manque d’imagination, une pâle copie d’autres pluies scéniques autrement salvatrices.
Et la musique, me direz-vous ? Elle est somptueuse évidemment, et particulièrement mise en valeur grâce à la disposition de la salle : les spectateurs sont installés sur des gradins à la pente vertigineuse qui leur permettent de plonger du regard dans la fosse d’orchestre et de littéralement voir vivre la fabuleuse géographie instrumentale de Gustav Mahler. Malheureusement, Esa-Pekka Salonen a semblé gagné par la lenteur et la dilution du processus scénique, ce qui n’a pas permis à l’Orchestre de Paris de donner à ressentir toute la tension de cette partition fascinante.
Heureusement, les chœurs de l’Orchestre de Paris, la contralto Marianne Crebassa et la soprano Golda Schultz – dans le silence du plateau – nous ont permis de nous associer quand même à cette « Résurrection ».
Vitrolles, Stadium, 4 juillet 2022
Stéphane Gilbert
Crédits photographiques : Monika Rittershaus