Milan l’espagnole : un récital de clavier et vihuela, en solo et même en duo

par

Milano Spagnola. Matthias Werrecore (av1522-ap1574) ; Antonio de Cabezón (c1510-1566) ; Enríquez de Valderrábano (c1500-c1557) ; Luis de Milán (av1500-ap1561) ; Pietro Paolo Borrono (c1490-ap1563) ; Alonso Mudarra (c1510-1580) ; Francesco da Milano (1497-1543). Maurizio Croci, clavecin, orgue. Evangelina Mascardi, vihuela. Livret en anglais, français, italien. Janvier 2020. TT 61’21. Arcana A 481.

Avec Francesco Maria (1495-1535) s'éteignit le neuvième et dernier Duc de la dynastie Sforza qui dominait Milan. Laquelle revint alors à Charles Quint, qui avait défait les prétentions françaises lors de la Bataille de Pavie (1525), et fait prisonnier François Ier, libéré par le Traité de Madrid en janvier 1526. S’ouvrit alors l’ère espagnole de la cité lombarde, jusqu’à sa conquête par l’Autriche en 1713. Charles Quint, Prince de la Maison Habsbourg, un des plus puissants monarques de la Renaissance, régna sur l’Espagne, les provinces des Pays-Bas, quelques possessions autrichiennes, sur le Royaume de Naples. La musique et les arts fleurirent dans les différents foyers de sa Cour. Et plus encore sous son fils aîné Philippe, qui consolida les alliances et les souverainetés, en Angleterre (de 1554 jusque l’accession d’Elisabeth I) et au Portugal dès 1580.

C’est dans ce contexte de brassage que ce disque ouvre une fenêtre sur le rayonnement de l’Espagne et l’ascendant de ses musiciens. Et particulièrement il envisage un autre angle de métissage, instrumental celui-là : la porosité du répertoire pour clavier et des cordes pincées, voire leur rencontre en des pages qui les conjoignent. Dans le livret bien documenté, Maurizio Croci explique ainsi comment Luis Venegas de Henestrosa (c1510-1570) diffusa un système de tabulature rendant accessible aux claviéristes les pièces de harpe et vihuela qui constituaient une part majeure du répertoire hispanique. En 1997, Paola Erdas avait enregistré chez Stradivarius une trentaine de ces pièces, sur les quelques deux cents que compte le Libro de Cifra Nueva, la plupart des transcriptions de divers compositeurs. Ce recueil nous permet d’entendre ici au clavecin un Tiento de Francesco da Milano. 

D’autres sources de l’époque, telle Vie et aventures de l’écuyer Marcos de Obregon du romancier Vicente Gómez Martínez-Espinel (1550-1624), attestent par ailleurs des concerts où clavier et vihuela formaient duo. Ainsi sont jouées huit pièces d’un célèbre protégé de Philippe II, Antonio de Cabezón : tantôt avec clavecin pour les pièces profanes, ou plutôt avec l’appui d’un orgue pour les couplets d’inspiration sacrée (Benedicta es Regina caelorum, Ave Maris Stella). Toutefois l’hymne Christe redemptor est ici abordée à la vihuela. Des pages de Luis de Milán, tirées de son Libro de música de vihuela, nous sont pourtant proposées au clavecin et à l’orgue. Une Fantasia d’Alonso Mudara est jouée par Evangelina Mascardi, conformément à la vihuela indiquée dans les Tres Libros de 1546, mais le Conde Claros figurant dans le même recueil est égrené par Maurizio Croci. Échanges et transfuges entre instruments rendent hommage au projet de ce disque. Ceux choisis pour cet album sont de construction toute récente (2017-2020) : un clavecin fait par Andrea Restelli (d’après un modèle vénitien de 1531), un suave organo di legno de Walter Chinaglia, et une vihuela de Francisco Hervàs fabriquée à Grenade. Les deux interprètes italiens offrent un phrasé attentif, appliqué, mesuré, à l’écoute du texte, comme requiert cette musique où l’art de la respiration est primordial. Et qui s’anime quand il faut dans les diminutions.

Notre seul regret concerne la balance de la première plage du CD qui favorise trop les cordes, captées de près au détriment d’une perspective naturelle ; toutefois les autres pièces en duo s’entendent bien mieux équilibrées. Au demeurant, ce morceau d’introduction soulève l’intérêt : cette Bataglia Taliana dont nous entendons un extrait est censée relater la bataille de Pavie à laquelle son auteur Matthias Werrecore aurait participé. Un témoignage controuvé et opportuniste. Toujours est-il que cette Bataglia, vantant l’Empereur et son allié François II Sforza, résonnait narquoisement après La Guerre de Clément Janequin, célébrant la victoire française de Marignan, écrite quelques années auparavant. Le genre de pièces qu’affectionna certainement Philippe II quand il fut accueilli en 1548 dans ce Duché de Milan que lui avait légué son père.

Christophe Steyne

Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 8 – Interprétation : 8

 

 

 

 

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