Ralph Vaughan Williams (IV) : musique vocale et opéras

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Dernière partie du dossier Ralph Vaughan Williams par Harry Halbreich avec un gros plan sur sa musique vocale et ses opéras.

Musique vocale

Mais c'est la musique vocale qui occupe de loin l'espace le plus important dans le catalogue de Vaughan Williams, avec notamment plus de deux cents ans arrangements de chants populaires et autant de cantiques originaux pour le culte anglican, ce qui ne laisse pas d'étonner de la part d'un agnostique déclaré, mais s'explique par l'importance de son engagement dans la vie citoyenne. Aussi sa production a-t-elle été largement marquée par une tradition de la pratique chorale sans doute sans égale en Europe, et dont les prestigieuses Maîtrise de Cathédrales ne constituent que l'élément le plus célèbre. Il nous laisse ainsi une cinquantaine d'œuvres alliant solistes, chœur et orchestre, et déjà sa première partition de dimensions monumentales, la Sea Symphony, se situe à l'intersection de la Symphonie et de l'Oratorio. Il ne saurait être question ici de recenser ce corpus au sein duquel on trouve pas mal d'œuvres de circonstance, sacrées ou profanes, mais je me limiterai à une dizaine de pages maîtresses comptant au nombre de ses chefs-d'œuvre.

Dans le domaine religieux, il y a d'abord le cycle des Five Mystical Songs de 1911, sur des poèmes de George Herbert, dont le succès, dans le sillage de ceux de la Sea Symphony et de la Fantaisie sur un Thème de Tallis, étaya la jeune réputation du compositeur. Mais le bref Oratorio (une demi-heure) Sancta Civitas (1923-25), sur les paroles de l'Apocalypse de Saint-Jean est un des sommets absolus de son catalogue en son mysticisme visionnaire et son langage harmonique d'une rare audace. D'envergure plus restreinte, le Magnificat pour contralto, chœur de femmes, flûte solo et orchestre (1932), sur texte anglais et, le compositeur insiste, non destiné à l'usage liturgique, est une merveille de poésie dans un climat assez proche de ce Flos Campi que nous avons classé parmi les pages concertantes, mais qui pourrait tout aussi bien figurer ici. Hodie (This Day) est une grande Cantate de Noël d'une heure, d'un éclat et d'un élan jubilatoire étonnants de la part d'un compositeur largement octogénaire (1954). Parmi les pages profanes, la brève Cantate Toward  the Unknown Region (1907) annonce la Sea Symphony en faisant appel également aux vers visionnaires de Walt Whitman. De la part du jeune compositeur, son titre à lui seul ("Vers la région inconnue") avait valeur de manifeste. Tout à l'opposé se situent les truculents Five Tudor Portraits (1935) sur les poèmes pleins de verve picaresque de John Skelton, poète lauréat du Roi Henry VIII, dont les rythmes énergiques faits de vers très brefs et de savoureuses allitérations se prêtent particulièrement bien à la musique. Cette grande Cantate de trois quarts d'heure constitue un intermède détendu et coloré entre la dramatique Quatrième Symphonie et l'ardent et grave plaidoyer pour la paix du Dona Nobis Pacem de 1936, en pleine montée des périls. A Song of Thanksgiving (Un Chant d'actions de grâces) fut composé dès 1944 et enregistré par la BBC pour être diffusé le jour de la victoire sur le nazisme, exactement comme ç'avait été le cas pour l'In Terra Pax du Suisse Frank Martin. En marge de toutes ses œuvres, le joyau exquis de la Serenade to Music sur des paroles du Marchand de Venise de Shakespeare, pour seize voix solistes et orchestre (1938) n'a peut-être d'équivalent que la merveilleuse Ode à la musique d'Emmanuel Chabrier.

Des très nombreuses pages a cappella se détache la puissante et austère Messe en sol mineur pour solistes et double chœur (1922), le plus bel hommage du compositeur à l'âge d'or de la polyphonie Tudor (de pair avec la Fantaisie sur un Thème de Tallis qui en opère la transposition à l'échelle de l'orchestre) dont il parvient à rénover totalement la tradition sans l'ombre d'un pastiche. Mais on citera également deux magistrales pages tardives l'une profane, les Three Shakespeare Songs de 1951, l'autre sacrée, l'étonnante A Vision of Aeroplanes, avec orgue (1956), sur les paroles du premier chapitre du Prophète Ezéchiel. 

De même, parmi le foisonnement des pièces pour voix seule, isolées ou groupées en cycles, il faudra nous limiter à l'essentiel. Elles ne font appel que rarement à l'accompagnement traditionnel pour piano, notamment dans le recueil le plus ancien encore fréquemment donné aujourd'hui, les Songs of Travel de 1904 sur des poèmes de Robert-Louis Stevenson. Mais le plus connu de ces cycles, On Wenlock Edge (1909), sur des poèmes d'A.E. Housman emprunté à son recueil A Shropshire Lad, adjoint au piano un quatuor à cordes, tandis que les Four Hymns (ou Chants sacrés) de 1914 sont pour ténor, alto obligé et cordes. Les trois Rondeaux de Chaucer Merciless Beauty (1921) soutiennent le chant avec deux violons et un violoncelle, mais lorsqu’en 1927 Vaughan Williams reviendra à Housman dans le cycle Along the Field, il n'adjoindra à la voix qu'un violon solo, de même qu'il n'y aura qu'un hautbois pour dialoguer avec le chant dans ces Ten Blake Songs de 1957 qui furent pratiquement sa dernière œuvre.

Les opéras

Restent les opéras, au nombre de cinq. On sait à quel point l'Opéra anglais eut longtemps du mal à s'affirmer face à l'écrasante concurrence du grand répertoire international, et il fallut pratiquement attendre 1945 pour qu'avec le triomphe de Peter Grimes du jeune Benjamin Britten le ban soit enfin levé. Il est typique que Vaughan Williams, doyen vénéré de la musique anglaise, dont chaque nouvelle symphonie ou œuvre chorale constituait un événement, dut attendre d'avoir presque quatre-vingts ans pour figurer enfin sur la scène de Covent Garden avec son ultime Pilgrim's Progress, qui ne s'est d'ailleurs pas imposé. Ses précédents opéras furent presque tous produits au Royal College of Music, où il enseignait, dans des mises en scènes semi-professionnelles. Ce fut le cas pour le premier, Hugh the Drover (Hugues le Tondeur de bœufs) un "ballad opera" romantique incorporant une bonne dizaine de ces chants populaires que le compositeur avait recueillis sur le terrain, composé dès les années 1910-14 mais créé seulement le 14 juillet 1924, et soumis ensuite à d'importants remaniements en 1933, puis en 1956. L'action se déroule dans le cadre rural de l'Angleterre de l'époque napoléonienne, et son déroulement mouvementé, dont la passion n'est pas absente, nous fait assister notamment à un match de boxe ! C'est un opéra "national" au sens de ceux d'un Smetana, mais venant peut-être un demi-siècle trop tard, et ses réels attraits, son action très vivante, ne suffisent sans doute pas à le rendre vraiment "exportable".

La période s'étendant jusqu'en 1932 environ fut la plus féconde du compositeur dans le domaine de l'opéra. Il y eut d'abord Sir John in Love (1924-28, création au Royal College of Music le 21 mars 1929) où le compositeur marcha un peu imprudemment sur les brisées du Falstaff de Verdi, concurrence bien sûr perdue d'avance. Si l'œuvre du compositeur anglais n'a ni la prodigieuse verve comique, ni le rythme endiablé de celle de Verdi, elle possède néanmoins ses qualités propres : un inimitable parfum de terroir, un Sir John sans doute plus touchant et plus sentimental que celui du génial Italien. Vaughan Williams en tira une Cantate pour le concert, In Windsor Forest, et la brève Fantasia on Greensleeves devint immensément populaire aux concerts d'orchestre.

The Poisoned Kiss (Le Baiser empoisonné), le moins connu et peut-être le plus problématique de ses opéras (1927-29, révisions en 1934-37 et en 1956-57, création au Théâtre de Sadler's Wells le 18 mai 1936) tient exactement les promesses se son sous-titre, A romantic extravaganza. L'action, complexe et pleine d'absurdités, est desservie par un livret d'un humour assez lourd que la musique, simple et primesautière, d'une invention mélodique merveilleusement abondante, ne suffit pas à sauver à la scène. Mais le disque, disponible depuis quelques années, lui offre certainement une autre chance.

Brève partition de 37 minutes pour petite formation tant vocale qu'orchestrale, Riders to the Sea (La chevauchée vers la mer), mise en musique fidèle de la totalité du magistral drame de l'Irlandais J.M. Synge, composée à de longs intervalles entre 1925 et 1932 et créée à nouveau au Royal College of Music le 1er décembre 1937, constitue certainement le sommet de la série, et c'est même un des plus puissants chefs-d'œuvre de Vaughan Williams. Dépouillée jusqu'à l'os, avec ses dissonances grinçantes et la présence sourde et menaçante de la mer hostile, l'œuvre nous narre le destin de Maurya qui demeure seule avec ses deux filles après que la mer lui ait pris, l'un après l'autre, ses six fils. Dans l'épilogue, d'une noire et sublime sérénité, elle déclare être en paix désormais car la mer ne peut plus rien lui prendre… Grâce à la beauté des paroles et à la grandeur dépouillée de la musique, Maurya rejoint la stature des plus grandes héroïnes de la tragédie grecque. Facile à monter, l'ouvrage présente l'obstacle de sa brièveté : je suggère la Didon et Enée de Purcell comme complément de soirée idéal…

The Pilgrim's Progress (L'Itinéraire du Pèlerin) de John Bunyan, l'une de ces "moralités" mystiques pleines de personnages allégoriques dont le XVIIe siècle (et pas seulement anglais) raffolait, a hanté Vaughan Williams tout au long de sa vie et il en esquissa la musique dès 1909. Le 11 juillet 1922, il faisait représenter au Royal College of Music une scène d'une vingtaine de minutes intitulée The Sheperds of the Delectable Moutains (Les Bergers des Monts délectables), puis il continua à travailler longuement à sa partition à laquelle, une fois achevée (1949), il intégra cette scène comme n° 2 du quatrième et dernier acte. La création si longuement attendue eut lieu cette fois dans le cadre prestigieux du Covent Garden le 26 avril 1957, mais le compositeur remania encore son œuvre l'année suivante. La musique, nous l'avons vu, présente des liens étroits avec celle de la Cinquième Symphonie, bien que le traitement du matériau soit tout à fait autonome.

Malgré ses très grandes beautés et sa spiritualité très émouvante, la musique se ressent peut-être de cette trop longue gestation, et manque de nerf dramatique et de rythme scénique. Le sujet -un parcours de l'âme vers la cité céleste- n'en est pas à lui seul responsable, et le Saint François d'Assise d'Olivier Messiaen, d'une durée pourtant double, montre que la tâche n'est pas insurmontable. Il reste que The Pilgrim's Progress continuera à ravir les discophiles plus que les aficionados des scènes lyriques, destin auquel semble être condamné l'ensemble de la production lyrique de R.V.W. à la seule exception du parfait Riders to the Sea, l'un des chefs-d'œuvre dont le décompte tient sur les doigts de la main.


Harry Halbreich

Crédits photographiques :  Hoppé / DR

https://www.crescendo-magazine.be/ralph-vaughan-williams-iii-orchestre-et-musique-de-chambre/

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