Montreux ovationne Tugan Sokhiev et l’Orchestre du Capitole  

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Le Septembre Musical à la fin mai début juin, tel est le fait surprenant auquel est confronté le public des habitués du Festival de Montreux-Vevey ! Il faut mentionner qu’au terme du Montreux Jazz Festival qui aura lieu en août, l’Auditorium Stravinsky fermera ses portes pour de longs mois de travaux. C’est pourquoi Mischa Damev, directeur du Septembre Musical, a été contraint d’anticiper la série de manifestations.

Pour la 77e édition comportant dix concerts, la France est à l’honneur, ce qui occasionne la venue de deux de ses grandes phalanges symphoniques, l’Orchestre National du Capitole de Toulouse et l’Orchestre Philharmonique de Radio France. La première de ces formations ouvre les feux les 31 mai et 1er juin sous la direction de celui qui a fait sa renommée internationale de 2008 à 2022, Tugan Sokhiev. 

Le premier soir, le programme est intégralement dédié à la musique française et commence par Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Debussy, plongé dans un pianissimo étrange d’où se dégagera la lente mélopée de la flûte à laquelle répondra le hautbois enveloppé par les cordes langoureuses. De cette torpeur naîtra une ascension vers un tutti où s’étalera une sensualité débordante qui finira par retomber, alors que le chef prend soin de détailler chaque note de la péroraison.

Intervient ensuite Renaud Capuçon qui aurait dû interpréter le 3e Concerto en si mineur op.61 de Camille Saint-Saëns mais qui se voit contraint de solliciter un changement de programme. En coulisse court la rumeur que ses trop nombreuses obligations l’ont empêché de se rendre à Toulouse pour répéter… En lieu et place, il propose le Poème op.25 d’Ernest Chausson écrit pour le grand violoniste Eugène Ysaye qui en assura la création à Nancy le 27 décembre 1896 puis à Paris le 4 avril 1897. D’une introduction orchestrale tirant sa gravité de la profondeur des basses, le violon se détache lentement en un pianissimo déchirant qui s’anime de pathétiques élans rendant expressives les doubles cordes. Le discours s’exacerbe, l’aigu devient tranchant en un paroxysme tumultueux masquant avec peine le manque de répétitions. Mais la section finale est dominée par une sonorité radieuse corsée par le trille avant de trouver l’apaisement rédempteur.

La seconde partie constitue donc le plat de résistance. Tugan Sokhiev y inscrit d’abord l’un des chefs-d’œuvre de Claude Debussy, La Mer. Il en élabore le spectre harmonique en prenant soin de modeler chaque segment qui miroite sous le balancement des bois et la précision des cuivres. L’intervention des violoncelles suscite des contrastes de lumière que canaliseront bassons, trombones et cors en un choral triomphant. Les Jeux de vagues émoustillent les divers pupitres afin de parvenir à une ivresse sonore aveuglante. Par contraste, le Dialogue du vent et de la mer s’élabore sur des basses angoissées innervées par d’insoutenables tensions. Les éléments en furie se déchaîneront jusqu’au fatal coup de timbale qui achèvera brutalement cette fresque saisissante. 

La Deuxième Suite de Daphnis et Chloé impressionne par la fluidité des bois qui laissent sourdre le legato ample des cordes graves épousant le lever du jour. Le violon solo dialogue librement avec la flûte qui prend le temps de façonner les mélismes les plus invraisemblables. Mais l’accumulation des plans sonores secoués par une force tellurique entraînera une bacchanale effrénée jusqu’à l’éclatement provoquant les hourras d’un public en délire. Tugan Sokhiev le remerciera avec le Jardin féérique de Ma Mère l’Oye abordé lento avant de revêtir les coloris les plus chatoyants jusqu’à l’apothéose proclamée par les cuivres.

Le lendemain, le répertoire français avoisine la musique russe. Tugan Sokhiev et l’Orchestre du Capitole commencent par une page célèbre de Berlioz, Le Carnaval romain, ouverture op.9, cultivant la précision du trait dans l’Allegro con fuoco initial, avant de laisser chanter un cor anglais éperdu au phrasé éloquent. L’euphorie de la fête brille de mille feux en concluant par un saltarello à la clarté de ligne ahurissante à un tel tempo.

Sur ces entrefaites, entre en scène le pianiste toulousain Bertrand Chamayou qui enfourche l’un de ses chevaux de bataille, le 2e Concerto en sol mineur op.22 de Camille Saint-Saëns. En noyant dans la pédale la cadenza initiale, il la rapproche de l’improvisation d’orgue avant d’élaborer un ample cantabile qui semble se perdre sous une ornementation volubile. Et le développement, accumulant les passaggi virtuoses, frise la boursouflure. L’Allegro scherzando tient du presto où le dessin mélodique est effleuré, trouvant néanmoins une certaine assise avec le second motif et ses accents de bourrée. Finalement, par la clarté de ses aigus, le jeu s’imposera dans un Presto conclusif qui a pour seul mérite de faire valoir une technique hors pair. S’en dégage cependant l’impression de rester à la surface du propos, ce qu’infirmera une Pavane pour une infante défunte donnée en bis, au coloris ouaté sous un aigu clair parsemé d’arpèges liquides débouchant sur un second motif à fleur de clavier d’une intense poésie… 

La seconde partie comporte les célèbres Tableaux d’une Exposition de Moussorgsky orchestrés par Ravel en 1922. Tugan Sokhiev joue la carte du grandiose en laissant à la trompette le soin d’exposer la Promenade initiale comme un portique hiératique qu’édifient les cuivres devenant acides pour faire apparaître un Gnomus terrifiant, imprégnant de relents angoissés la Promenade subséquente. Le Vecchio Castello se profile dans une lande vide évoquée par le basson dans le grave et un saxophone éploré. Les Tuileries bruissent des éclats de rire d’enfants que les violons cajolent tendrement, tandis que Bydlo est un char pesamment enfoncé dans une gadoue dont il peine à s’extraire. Les Poussins dans leurs coques pépient bruyamment avec les bois luttant contre les traits de cordes à l’arraché qui font apparaître les deux Juifs caricaturaux, Samuel Goldenberg et Schmuyle, se toisant sous les éclats d’une trompette glapissante. La dernière partie est saisissante à partir d’un Marché de Limoges à l’animation désordonnée débouchant sur la béance des Catacombes. Le travail sur les timbres imprègne de relents d’outre-tombe la dernière Promenade débouchant sur l’antre de Baba-Yaga au rire sardonique, emportant tout sur son passage et rendant effrayants les appels de la flûte au contrebasson et aux contrebasses. Mais sa course infernale butera contre la Grande Porte de Kiev, imprenable monument derrière lequel se faufilera un choral des bois avant de parvenir à la grandiloquente péroraison avec ses effets de carillon. En guise de bis, Tugan Sokhiev tirera le rideau avec un Entracte au 3e acte de Carmen, totalement rasséréné. En résumé, deux concerts de haut niveau !

Paul-André Demierre

Montreux, Auditorium Stravinsky, 31 mai et 1er juin 2023

Crédits photographiques : Marco Borggreve

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