Naoko Yoshino et Marie-Pierre Langlamet, deux harpes dans l’Europe du XXe siècle

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Arrangements pour deux harpes : Isaac Albeniz (1860-1909) : Chants d’Espagne N° 4 (Córdoba) ; Enrique Granados (1867-1916) : Spanish Dances Nᵒˢ̊ 2 (Oriental), 5 (Andaluza), 6 (Rondalla aragonesa, Jota) ; Ottorino Respighi (1879-1936) : Antiche danze et arie per liuto [Balletto ; Siciliana ; Gagliarda] ; César Franck (1822-1890) : Prélude, fugue et variations, Op. 18 ; Maurice Ravel (1875-1937) : Le Tombeau de Couperin [d’après la suite pour orchestre] ; Béla Bartók (1881-1945) : Hungarian Pictures ; Manuel de Falla (1876-1946) : Pièce espagnole N° 2 ; Œuvre originale : Jean-Michel Damase (1928-2013) : Sonatine pour deux harpes. Naoko Yoshino & Marie-Pierre Langlamet, harpes. 2019. 79’46. Livret en français et en anglais. 1 CD IndéSens INDE138.

Les récitals pour deux harpes ne courent pas les bacs des disquaires, ni les plateformes de téléchargement de musique. Réjouissons-nous donc de la parution de cet album. D’autant que ce sont deux des plus talentueuses harpistes actuelles qui nous le proposent.

Il n’y a qu’une seule œuvre originale dans ce programme, la Sonatine de Jean-Michel Damase. Toutes les autres sont des transcriptions, ce qui n’a rien d’étonnant étant donné le répertoire pour cette formation, quasi inexistant. Et comme l’on peut s’en douter aussi, la plupart des œuvres présentées ici ont été écrites, à l’origine, pour piano. En effet, avec leurs deux mains qui ont des ambitus assez comparables sur les deux instruments, les harpistes s’emparent couramment du répertoire pour piano. Mais ils sont confrontés à un problème de taille dès que l’harmonie se complique un peu : si l’on n’utilise pas les pédales, une harpe ne dispose que de 7 des 12 notes de la gamme chromatique. C’est un peu comme si, au piano, il n’y avait que les touches blanches. Avec les pédales, on peut jouer les 5 notes manquantes (qui correspondent donc aux touches noires). Mais actionner une pédale est bien moins fluide que d’aller chercher une touche noire.

À cet égard, associer deux harpes résout une bonne partie du problème, puisque les deux peuvent s’accordée différemment. Bien entendu, il faut que l’auteur de la transcription connaisse les spécificités de la harpe. C’est le cas ici, puisque tous sont des harpistes confirmés : Stanley Chaloupka (pour Respighi, Ravel, Bartók et de Falla), Dewey Owens (pour Franck), le reste du programme étant partagé entre Hogan Cambern, Carlos Salzedo et les interprètes elles-mêmes. Dès lors, en étant assez ingénieux dans l’arrangement, tout, ou presque, devient possible, au moins sur le papier. Dans la réalité, il se pose de terribles problèmes de mise en place (l’attaque d’une note à la harpe est d’une précision redoutable, et le moindre écart entre les deux interprètes est impitoyable), et de justesse (comme le dit la plaisanterie perfide et tellement courante que l’on ne connait plus son origine, mais qui heureusement ne se vérifie pas toujours : « Les harpistes passent la moitié de leur temps à s’accorder, et l’autre moitié à jouer faux. » Alors, avec deux harpes, pensez donc...). Fort heureusement, des techniciennes du niveau de Naoko Yoshino et de Marie-Pierre Langlamet savent surmonter ces écueils.

L'album commence avec des pièces des compositeurs espagnols Isaac Albeniz (Córdoba) et Enrique Granados (Oriental, Andaluza et Rondalla aragonesa) choisies parmi les moins extraverties. Si l’on pouvait craindre que parler à deux voix enlève leur charme à ces histoires assez intimes, nous voilà rassurés : ces musiciennes savent « raconter » de concert, osant de nombreuses intentions musicales communes. Les arrangements sont plutôt sobres, entre fidélité presque absolue (Oriental) et ajouts de quelques effets spécifiques à la harpe (dont des harmoniques qui ne sont peut-être pas absolument indispensables dans Andaluza).

Suivent trois extraits (Balletto, Siciliana et Gagliarda) des Antiche danze et arie per liuto qui, en dépit de leur titre, ne sont pas écrits pour luth, mais sont des pièces italiennes et françaises des XVIe et XVIIe siècles qu’Ottorino Respighi a orchestrées et rassemblées en trois suites de quatre mouvements chacune, entre 1917 et 1931. Dans la mesure où, dans cet enregistrement, le travail d’orchestration disparaît, plutôt que d’arrangements d’œuvres de ce compositeur italien du début du XXe siècle, il faudrait plutôt parler d’arrangements d’œuvres de Simone Molinaro (v.1565-1615) pour le Balletto, de Vincenzo Galilei (v.1520-1591) pour la Gagliarda, et d’un compositeur anonyme pour la Siciliana. D’autant que la sonorité des harpes rappelle bien davantage le luth originel que les plus et ou moins rutilantes orchestrations qui font appel aux cordes seules pour la Siciliana, auxquelles il faut ajouter deux hautbois et un clavecin pour le Balletto, et encore deux flûtes, un cor anglais, deux bassons, deux cors et une harpe pour la Gagliarda. L'interprétation de Naoko Yoshino & Marie-Pierre Langlamet, quand on a dans l'oreille le faste de la version pour orchestre, ne paraît pas pour autant édulcorée, loin de là. Elles jouent ces pièces avec la sensibilité que requièrent les passages les plus calmes, mais savent aussi y mettre de la vigueur.

Prélude, fugue et variations est un triptyque, forme chère à César Franck, écrit pour orgue, instrument a priori très éloigné de la harpe. Pour autant, c’est une pièce plutôt intime, qui ne fait pas appel aux jeux les plus spectaculaires de l’orgue. Du reste, le compositeur lui-même en a fait une version pour piano et harmonium, sorte d’orgue simplifié à l’extrême ; cet arrangement conserve la sobriété de la version originale. La transcription pour deux harpes consiste principalement à jouer à l’octave supérieure les passages les plus sonores, pour lesquels il était possible d’utiliser des jeux d’orgue plus puissants (notons en passant que, dans la version pour piano seul qu’en a réalisé Harold Bauer en 1910, c’est au contraire pour donner une autre couleur aux passages les plus doux qu’il les transcrits une octave au-dessus). Étonnamment, cette version pour deux harpes n’exploite pas, pour les neuf mesures du Lento qui fait la transition entre le Prélude et la Fugue, l’arrangement pour piano et harmonium du compositeur, dans lequel il ajoutait des arpèges au piano pour compenser l’impossibilité de tenir les sons aussi pleinement qu’avec un grand orgue. Quant à l’interprétation, avec des tempos plutôt rapides, notamment dans la Fugue, elle n’a pas le recueillement que l’on retrouve le plus souvent dans cette pièce, surtout, bien sûr, quand elle est jouée par un orgue d’église. Malgré le très haut niveau d’exécution, avouons ici une légère frustration.

Revenons au piano... peut-être. En effet, Le Tombeau de Couperin de Maurice Ravel est au départ une suite de six pièces destinées au piano. Pourtant, la pochette annonce « arrangement de la suite pour orchestre ». L’explication est que le compositeur a, quelques années plus tard, orchestré quatre de ces six pièces (Prélude, Forlane, Menuet et Rigaudon) pour en faire une « suite », et que ce sont celles-ci qui sont dans notre enregistrement. Pour autant, comparer l’arrangement pour deux harpes à cette version orchestrale n’aurait pas beaucoup de sens. Le Prélude, avec ses entêtants sextolets, a ici un caractère plus uniforme qu’au piano, qui permet une plus grande variété d’articulations, et donc plus de contrastes ; ni l’arrangeur ni les interprètes n’ont visiblement cherché à compenser autrement cet avantage du piano sur la harpe. Rien de tel dans la Forlane où, au contraire, les différences de dynamiques sont superbement rendues, dans une lecture qui va de l’avant, sans la nonchalance qui peut faire le charme de cette pièce, mais avec beaucoup de délicatesse. Le Menuet, dont la transcription est aussi tout à fait convaincante, est pris à une vitesse sensiblement plus rapide que celle indiquée par le compositeur ; cela donne un côté « actif » inhabituel à cette danse au tempo modéré. L’énergie du Rigaudon est, elle, absolument bienvenue, et nos musiciennes, avec la complicité de l’arrangeur, trouvent dans la partie centrale de bien belles couleurs un peu inquiétantes.

L'historique des œuvres de Béla Bartók qui suivent est un peu le même, puisque ce sont des pièces à l’origine pour piano (mais qui, contrairement à celles de Ravel, n’avaient au départ aucun rapport les unes avec les autres) que le compositeur a orchestrées et rassemblées dans cette suite qu’il a intitulée Hungarian Pictures (ou Hungarian Sketches). An Evening in the Village et Bear Dance sont pris dans des tempos sensiblement plus lents que l’enregistrement que nous en a laissé le compositeur lui-même, ce qui accentue la nostalgie du premier, et rend le second moins percussif et plus affable. Melody, par l’emploi d’harmoniques et d’arpèges plus longs que dans la version originale, gagne assurément des couleurs. Dans Slighty Tipsy, nos harpistes ajoutent des percussions sur leurs harpes, du plus bel effet. Et enfin, elles jouent jusqu'au bout le jeu des contrastes dans Swineherd’s Dance. À noter que, dans l’ensemble, la harpe permet de bien mettre en valeur les dissonances qui donnent une partie de leur saveur à ces pièces d’origine folklorique.

Cubana est pris dans un tempo que Manuel de Falla aurait peut-être imaginé plus Moderato. On y perd un peu de mystère.

L’album se termine par la seule pièce originale de cet album, et l’une des très rares écrites pour deux harpes : la Sonatine de Jean-Michel Damase. C’est la première œuvre que Naoko Yoshino et Marie-Pierre Langlamet ait jouée ensemble, à l’occasion d’un concert de gala des anciens 1ers Prix du Concours International de Harpe en Israël (c’est ce que nous racontent les interprètes dans la notice de présentation du CD, où malheureusement l’on ne trouve pas grand-chose sur les œuvres qu’elles jouent). C’était en 1998, et le compositeur était encore de ce monde. Cette Sonatine, que la partition indique « pour deux Harpes (ou deux Pianos) » (peu de duos de pianistes, qui disposent déjà d’un très large répertoire, semblent toutefois s’en être emparés -mais on trouve un enregistrement du premier mouvement pour harpe et piano qui ne manque pas d’intérêt), a été écrite en 1964. C’est une œuvre plaisante, tout à fait consonante, écrite par un connaisseur de la harpe. Si aucun de ses trois mouvements ne présente de folle originalité, ils savent retenir notre attention par une certaine densité, rythmique ou harmonique selon les moments. Les harpistes russes Vera Dulova et Natalia Shameyeva l’avaient déjà enregistrée en 1975. Malgré une prise de son flatteuse, cette version ne peut rivaliser, ni sur le plan de la réalisation technique (et notamment de la lisibilité), ni sur le plan musical, avec celle de nos anciennes lauréates de Jérusalem, qui en offrent une interprétation tout à fait aboutie.

Un album intéressant d’un bout à l’autre, qui force l’admiration sur le plan technique, et notamment dans le domaine des nuances. Naoko Yoshino et Marie-Pierre Langlamet peuvent en effet passer de la sonorité la plus confidentielle à un jeu d’une puissance étonnante (sans pour autant que leurs aigus ne nous agressent). Et même si par moments l’on pourrait imaginer plus de poésie et de tendresse, leur plaisir à jouer ensemble est communicatif, et il ne fait nul doute qu’elles sont deux formidables musiciennes. 

Son : 10 – Livret : 7 – Répertoire : 8 – Interprétation : 8

Pierre Carrive

 

 

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