Les 150 ans de Franz Schmidt : retour de la belle intégrale des symphonies par Vassily Sinaisky

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Franz Schmidt (1874-1939) : Intégrale des quatre symphonies ; Notre-Dame, opéra, extraits : Musique de Carnaval, Intermezzo, Introduction ; Fuga Solemnis pour orgue, 16 cuivres et percussion ; Chaconne pour orchestre ; Variations sur un chant hussard. Anders Johnsson, orgue ; Orchestre symphonique de Malmö, direction Vassily Sinaisky. 2007-2009. Notice en anglais. 277’ 50’’. Un coffret Naxos 4 CD 8.504059.

Si elle n’a pas connu l’ampleur de celles qui ont marqué les hommages à Bruckner, Fauré ou Puccini, la commémoration des 150 ans de la naissance de l’Autrichien Franz Schmidt n’est pas passée inaperçue. Installé à Vienne avec sa famille dès 1888, le jeune Franz y suit l’enseignement pour le piano du Polonais Teodor Leschetitzky (1830-1915) et celui de Bruckner pour la composition. Il apprend aussi le violoncelle, qu’il pratique à la Hofoper et devient membre de la Philharmonie de Vienne, que dirige Mahler, avant d’enseigner. Il sera directeur de la Staatsakademie, puis de la Hochschule für Musik. Des malheurs marqueront son existence : sa première femme est hospitalisée en 1919 pour des problèmes psychiatriques (elle sera euthanasiée par les Nazis en 1942) et sa fille meurt en couches en 1932. L’art de Schmidt, grandiose, est ancré dans la tradition romantique, en particulier dans celle de Bruckner et de Max Reger. Ses opéras Notre-Dame, créé à Vienne en 1914 d’après le roman de Victor Hugo, et Fredigundis (notre article du 4 mai dernier), son oratorio Le Livre des sept Sceaux (1938), mais aussi sa production orchestrale, sa musique de chambre, ses pages pour piano ou pour orgue (nombreuses) sont de grande qualité. Pour célébrer ses 150 ans, Naxos réédite en un coffret quatre albums parus en 2009 et en 2010 ; il propose les quatre symphonies et quelques pages symphoniques qui témoignent d’une riche orchestration.

La discographie des symphonies de Franz Schmidt compte des intégrales dignes d’intérêt, à commencer par celle de l’Orchestre de la Radio de Bratislava, dirigée par le Slovaque Ludomir Rajter (Opus Records, 1987), dans un son qui n’est pas idéal. Suivront les Järvi, père et fils, Neeme en 1997 (Chandos) avec les formations de Chicago et de Detroit, Paavo en 2020 (DG), somptueux avec l’Orchestre de la Radio de Francfort, Fabio Luisi entre 2005 et 2008 (Querstand) avec l’Orchestre de la MDR de Leipzig, et, l’an dernier, Jonathan Berman (Accentus) avec le BBC National Orchestra of Wales. On lira à cet égard l’entretien qu’a accordé ce dernier chef à Pierre-Jean Tribot le 26 novembre 2023. Des versions isolées sont à retenir, tout particulièrement, pour la Symphonie n° 2, celle de Semyon Bychkov avec la Philharmonie de Vienne (Sony, 2017), et, pour la Quatrième, la légendaire lecture de Zubin Mehta avec la même phalange (Decca, 1971), mais aussi celles de Welser-Möst à Londres (Warner, 1996) ou de Petrenko avec Berlin (label de l’orchestre, 2020). Les gravures de référence ne manquent pas. On ajoutera à la liste les versions du Russe Vassily Sinaisky (°1947), qui fut assistant de Kondrashin à Moscou et directeur musical du Symphonique de Malmö de 2007 à 2011, période pendant laquelle a été gravée la présente intégrale des symphonies, très bien accueillie par la critique au fil des parutions. À la tête de la phalange suédoise, fondée en 1925, Sinaisky met en évidence toute la science orchestrale de Schmidt, la magnificence des Symphonies 2 et 4 étant particulièrement soignée et évitant la pompeuse grandiloquence qu’elle peut entraîner. 

La Symphonie n° 1 (1896-99), créée à Vienne en 1902 sous la direction de Schmidt lui-même, est pleine d’élans juvéniles. On y retrouve des influences de Brahms et de Bruckner, et aussi quelque peu de Wagner, dans les développements. Le caractère global est romantique, avec de belles trouvailles de nuances variées, en particulier dans un lyrique deuxième mouvement, au sein duquel l’émotion domine, avec des cordes virtuoses. La conclusion de la symphonie, dont l’audition est des plus agréables, est triomphante. Mais cette partition doit s’effacer devant la luxuriante Symphonie n° 2 (1911-13), où la sensualité est constante au cœur d’une orchestration haute en couleurs dont les proportions rappellent parfois Mahler. Sinaisky arrive à créer une unité formelle, y compris dans le superbe Langsam conclusif, qui engendre chez l’auditeur de fortes sensations. 

Schmidt attendra quinze ans pour écrire sa Symphonie n° 3, que Franz Schalck créa au Musikverein le 2 décembre 1928. Orchestrée plus légèrement, composée pour un concours célébrant les cent ans de la disparition de Schubert, elle propose un pittoresque Scherzo aux allures de valses, mais aussi sa part d’intimité et de tension, celle-ci se concluant dans un Allegro vivace plein d’élan. La Symphonie n° 4, dédiée à Oswald Kabasta qui en donna la première en 1934, suit l’événement tragique du décès de la fille du compositeur et est à considérer comme l’expression d’un inconsolable désespoir qui submerge tout, dans une sorte de cataclysme permanent qui traduit la douleur ressentie, culminant en marche funèbre dans l’Adagio. Cet absolu chef-d’œuvre, splendide sous la baguette de Zubin Mehta au début des années 1970, revêt ici une forte charge émotionnelle que l’on ne peut s’empêcher de partager. Sans atteindre le sommet Mehta, Sinaisky s’en approche et développe avec brio tout le flux dynamique, tant dans les parties élégiaques que dans la fascinante conclusion. 

Cette intégrale a vraiment belle allure, et on éprouve du plaisir à la voir réunie. D’autant plus qu’elle est enrichie de compléments, qui manquaient à la plus récente intégrale, celle de Jonathan Berman, un seul ajout (dix minutes d’extraits de Notre-Dame) venant compléter des minutages plutôt réduits. L’intégrale Naxos s’enrichit des mêmes extraits de cet opéra, l’Intermezzo et la Musique de Carnaval, mais aussi de l’Introduction du premier acte. On appréciera la manière passionnée du style gitan de l’Intermezzo qui dépeint Esmeralda, et son romantisme tardif plein de sève. On trouve aussi trois pages de la décennie 1930, à commencer par les Variations sur un chant hussard, que Clemens Krauss, le dédicataire, créa avec le Philharmonique de Vienne. Une page vive et alerte qui emporte l’adhésion, avec ses éléments rythmiques bien dessinés. La Chaconne de 1931 est l’orchestration d’une œuvre monumentale pour orgue, écrite six ans plus tôt. Clemens Krauss créa aussi ce témoignage impressionnant, qui s’inscrit avec solennité dans la tradition germanique. Quant à l’insolite et inventive Fuga Solemnis de 1937, elle est destinée à un orgue et à 16 cuivres (six trompettes, six cors, trois trombones, un tuba), avec timbales et tam-tam. Après l’Anschluss, elle a servi d’interlude pour une cantate intitulée Deutsche Auferstehung (‘Résurrection allemande’), avec un texte écrit à la gloire d’Hitler par un élève de Schmidt, Oskar Dietrich (1888-1978), membre convaincu du parti national-socialiste. Lorsque la première eut lieu en 1940, Schmidt était décédé depuis le 11 février de l’année précédente. L’organiste suédois Anders Johnsson (°1969) en traduit toute l’emphase, avec l’appui de solistes chauffés à blanc.

Cette judicieuse réédition est à placer parmi les meilleurs témoignages de la discographie des symphonies de ce compositeur de talent, qui demeura, tout au long de sa carrière, fidèle à la grande tradition romantique et se tint à l’écart des mouvements nouveaux. 

Son : 8,5  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix

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