«Night shift» – Phill Niblock

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Dans ce week-end, acmé de Rainy Days, le festival de musique contemporaine de la Philharmonie Luxembourg, j’ai choisi la performance Drones and films, programmée dès 21h et jusqu’à minuit à l’Espace Découverte, lieu intimiste où des coussins à même le sol invitent à s’allonger et des banquettes à s’affaler : on peut écouter, regarder, bouger, entrer et sortir, avec un verre, un wrap ou un sandwich -libre donc.

Si je connais, au travers de plusieurs de ses disques, les drones de ce pionnier (souvent négligé) de la musique minimaliste américaine, je n’ai par contre rien vu de ses activités de cinéaste et, plus généralement, de cet art systémique, qualifié d’« Art Intermédia », ces associations de formes artistiques que Phill Niblock développe dès la fin des années 1960, où entrent en jeu musique, film, photographie, danse. Ce musicien autodidacte, né en 1933, livre ses premières compositions en 1968 -il a d’abord œuvré comme photographe, dans le milieu des clubs et studios d’enregistrement de jazz, dans un premier temps exclusivement sur bandes magnétiques, plus tard sur le Pro Tools de son Mac, superpositions denses (parfois plus de quarante pistes) d’accords tenus pendant de longues durées.

Sur la gauche de la scène siège le compositeur, discret derrière table de mixage et ordinateur portable -même son entrée s’est faite subrepticement, à peine ponctuée de quelques applaudissements venus des spectateurs les plus attentifs- ; au centre droit, l’instrumentiste, assis ou debout (ils sont trois à se relayer, dont Arne Deforce au violoncelle, sans véritable pause ni transition entre les morceaux) et, au fond, un grand écran que se partagent deux films projetés simultanément. Niblock avait déjà réalisé des films pour les danseurs du Judson Dance Theater, puis les séries Six Films et Environments avant de s’attaquer, dès 1973 et ce pendant vingt ans, au cycle The Movement of People Working, son œuvre majeure en matière de cinéma : une nécessité, car la danse simultanée qu’il souhaitait pour accompagner ses musiques était trop chère et trop difficile à mettre en œuvre.

C’est Guy De Bièvre qui lance, à la guitare et à l’E-bow (cet « archet électronique » dont le champ électromagnétique provoque le mouvement des cordes), le premier drone, Guitar Too For Four (1996 ; on dirait le nom d’une petite voiture), d’une durée de trente minutes. Petit à petit, le bourdon occupe l’espace, prend de l’ampleur, le sol commence à vibrer, certains déballent les bouchons d’oreilles mis à disposition (estampillés avec humour « don’t end up like Beethoven… ») car un certain niveau de volume sonore -plus raisonnable que celui de Richard Pinhas, pionnier de la musique indus française, que la quête de nouveaux sons incite à manipuler le volume- est nécessaire pour ressentir physiquement, viscéralement, la résonance, les pulsations qui s’en dégagent, les harmoniques pesantes, mouvantes, ces phénomènes psychoacoustiques déroutants. A Rooks Pun (2014) pour saxophone soprano émerge de l’ombre chinoise de Christian Kobi délaissant petit à petit l’écran dans son dos pour se faufiler entre les spectateurs éparpillés : cette délicate progression renvoie à la suggestion initiale de se déplacer pour entendre les vagues sonores infinies selon un point de « vue » moins constant. C’est vrai, ça change. Et si on se demande comment un saxophoniste parvient à nourrir son instrument en continu, sans jamais reprendre son souffle, alors le regard se tourne vers Niblock, son Mac et ses doigts de 86 ans, l’électronique qui transforme en temps réel la note issue du sax en un tissu sonique épais et imprégnant comme une mer huileuse.

Et pendant ce temps, les images défilent. Un film par œil. Sans synchronisation, mais avec la force de ce qui a un lien -le son, l’image. Des images de « personnes au travail ». Des gestes répétés, filmés de près, de pêcheurs chinois qui relèvent les filets -à la gaffe. De leurs collègues qui étêtent, écorchent, vident les poissons en quelques gestes assurés autant que mécaniques, économes autant qu’efficaces, redoutables d’insensibilité. D’autres qui tranchent d’un coup l’aileron du requin -sans un raté, net. Des gestes répétés de paysans qui retournent la terre à la houe, encore et encore. D’ouvriers agricoles qui arrachent les tiges, assemblent les fibres en bottes, les lient, les jettent dans la hotte fixée à leur dos. Des gestes répétés de maçons qui posent brique après brique. De bouchers qui découpent les carcasses -les nerfs, les muscles, les cartilages. Des couleurs vives, proches, que l’on peut presque toucher. Le silence fracassant du peuple qui travaille.

Un art engagé. Une immersion.

Luxembourg, Espace Découverte de la Philharmonie Luxembourg, le 30 novembre 2019

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Katherine Liberovskaya

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