Nikolaï Kapustin : l’art d’intégrer le jazz aux structures classiques
Nikolaï Kapustin (1937-2020) : Variations pour piano solo et big band op. 3 ; Toccata pour piano solo et big band op. 8 ; Concertos pour piano et orchestre n° 2 op. 14 et n° 6 pour piano et big band op. 74 ; Nocturne pour piano et orchestre op. 16 ; Rhapsodie de concert pour piano et orchestre op. 25. Frank Dupree, piano ; Jakob Krupp, contrebasse ; Meinhard ‘Obi’ Jenne, batterie ; SWR Big Band ; SWR Symphonieorchester, direction Dominik Beykirch. 2023/24. Notice en allemand et en anglais. 57’ 06’’. Capriccio C5528.
Si vous ouvrez le deuxième tome du Dictionnaire biographique des musiciens de Baker-Slonimsky (Bouquins/Laffont, 1995), vous n’y trouverez pas le nom de Nikolaï Kapustin. Un silence incompréhensible face à l’originalité de ce compositeur d’ascendance juive qui est né en Ukraine, dans l’oblast du Donetsk, et dont la carrière s’est déroulée en Russie ! Au Kirghizistan, où sa famille a émigré en 1940, son talent est remarqué, dès ses sept ans, par les professeurs privés qui lui donnent des cours de piano. Il est à Moscou dès le début de la décennie 1950, où il étudie avec Avrelian Rubakh, un élève de Felix Blumenfeld, qui forma Horowitz ou Maria Yudina, puis, au Conservatoire, avec Alexander Goldenweiser (1875-1961), professeur réputé de dizaines de pianistes, dont Samouïl Feinberg ou Lazar Berman. Kapustin avoue qu’attiré par le jazz auquel il s’adonne très tôt, il a vite compris que sa voie se situerait dans la combinaison des deux styles. Pendant une bonne dizaine d’années, il fait partie de l’Orchestre de jazz d’Oleg Lundstrem (1916-2005), formation qui, en 1994, était reconnue par le Guinness Book comme la plus ancienne en activité dans le domaine. Peu à peu, Kapustin se tourne vers la composition, tout en collaborant aux orchestres de la radio et de la télévision d’état, et devient membre de l’Union des compositeurs. Il mourra à Moscou. Son catalogue comprend six concertos pour piano et orchestre, une dizaine de pièces pour piano et orchestre, deux concertos pour violoncelle, un autre pour saxophone, et de nombreuses pages pour piano seul, dont une vingtaine de sonates.
Au-delà de gravures Melodiya (1989) ou Triton (2010), où Kapustin joue ses propres œuvres pour piano, Steven Osborn, puis Marc-André Hamelin, tous deux pour Hyperion, ont fait connaître certaines de ses pages en solo au début de notre siècle. Le Japonais Masahiro Kawakami est allé plus loin, avec quatre albums pour Triton, entre 2018 et 2020. Mais dans le domaine concertant, c’est à l’Allemand Frank Dupree, né à 1991 près de Baden-Baden, que l’on doit plusieurs découvertes d’importance. Ce pianiste, qui est aussi percussionniste, chef d’orchestre et compositeur, a remporté le Concours von Bülow à Meiningen en 2012 ; il s’intéresse à la musique du XXe siècle, notamment à Peter Eötvös et à Wolfgang Rihm. Avant le présent album, il a gravé, pour Capriccio, trois autres consacrés à Kapustin : « Blue Print » pour trio de jazz, et, avec des pages comme la Sinfonietta ou la Symphonie de chambre, les concertos pour piano n° 4 et 5. Cette fois, les concertos n° 2 et 6 sont à l’affiche, avec quatre compositions pour piano et orchestre ou jazz band.
Au cours de ce programme d’une petite heure, on est plongé dans une atmosphère jouissive et exubérante, un vrai bain de style jazz, harmonique et rythmique, mais inscrit au cœur de structures classiques. Cela déménage, de bout en bout, et on est captivé par un irrésistible climat bondissant et imaginatif. On ne peut s’empêcher d’évoquer, même brièvement, des univers qui résonnent agréablement à l’oreille (Glenn Miller, Benny Goodman, Chick Correa et quelques autres), mais la démarche demeure classique. Les œuvres à l’affiche sont des témoignages des décennies 1960/70, le Concerto n° 6 étant plus tardif. Deux pages brèves pour piano et big band, les Variations op. 3 (1961) et la Toccata op. 8 (1964) sont trépidantes de vivacité, avec un piano spectaculaire. La notice évoque pour l’opus 8 la musique de l’Américain Frederic Rzewski (1938-2021), qui vécut à Bruxelles et enseigna la composition au Conservatoire de Liège dans les années 1970. Le tout aussi bref Nocturne op. 16 (1972) et la Rhapsodie de concert op. 25 (1976), en deux mouvements, deux partitions pour piano et orchestre, montrent aussi la capacité de Kapustin à se laisser aller à la mélancolie et au charme, diffus et suggestif.
Le Concerto pour piano n° 2 op. 14 (1972) est prévu avec orchestre, alors que le n° 6 (1993) le sera avec big band. En trois mouvements d’une durée globale qui ne dépasse que de peu le quart d’heure, Kapustin fait la démonstration qu’il a autant de talent et d’inspiration pour le classique que pour le jazz. D’après des confidences reproduites dans la notice, le compositeur ne se considérait pourtant pas comme un musicien de jazz, genre dans lequel il voyait d’abord de l’improvisation, ce qu’il ne recherchait pas. Il n’empêche que les rythmes, souvent effrénés et virevoltants, de même que l’utilisation d’instruments de percussion (excellent Meinhard ‘Obi’ Jenne), comme les brosses à tambour dans le Concerto n° 6, sont plus qu’à la lisière entre les genres, ce qui leur confère un réel intérêt.
L’interprétation est superlative. Le pianiste Frank Dupree fait corps, selon les œuvres, avec le SWR Big Band, considéré avec raison comme l’un des meilleurs du monde dans le domaine du jazz, ou avec le SWR SO, formation qui découle de la fusion en 2016 des orchestres de Stuttgart et de Baden-Baden ; Theodor Currentzis en est le chef principal depuis 2018. Mais ici, Dominik Beykirch, qui officie à Weimar, dirige ce programme jubilatoire, gravé à Stuttgart en juillet 2023 et février 2024, avec un enthousiasme communicatif. Plaisir garanti !
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix