Romantismes russes au Concert de Noël de Radio France

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Le mot « romantisme » n’est pas à prendre ici dans le sens musicologique. En effet, des trois œuvres jouées, composées en 1876, 1934 et 1935, seule la première (Le Lac des Cygnes de Tchaïkovski) appartient bien à la période dite « romantique », les deux autres étant nettement postérieures, et donc, en principe, « modernes ». Cependant, le langage de la deuxième (la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov) est encore très imprégné du XIXe siècle, et le sujet de la dernière (Roméo et Juliette de Prokofiev) est, dans son contenu, on ne peut plus romantique.

Deux suites de ballet encadraient donc une œuvre de virtuosité. L’ordre prévu initialement était chronologique, mais a été finalement inversé pour le concert (Prokofiev, Rachmaninov et Tchaïkovski). Nous aurions pu craindre que ce que devait Roméo et Juliette au Lac des Cygne apparaisse moins clairement ainsi. Mais cette dette se trouvait surtout dans l’utilisation de leitmotivs, bien davantage perceptibles à l’écoute du ballet intégral que dans ces extraits choisis.

À la baguette (si l’on peut dire, car elle l’utilise rarement), Elim Chan, la cheffe d’orchestre qui monte. Née en 1986 à Hong Kong, la liste des orchestres qu’elle a dirigés ou avec lesquels elle a collaboré ces dernières années, est impressionnante. C’était son premier concert à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France.

Pour Roméo et Juliette, elle a pioché dans les deux suites d’orchestre (sur trois) établies par le compositeur. Quand elle attaque Montaigus et Capulets, on sent qu’elle a le sens du drame. Elle accompagne les musiciens avec attention, et parvient à maintenir la tension tout au long de cette célèbre pièce (plus connue sous le nom de Danse des chevaliers). Dans Juliette enfant, les nuances qu’elle obtient des musiciens, malgré la vitesse, est remarquable. En revanche, dans Frère Laurent (étonnant duo entre le basson et le tuba !), on la sent moins inspirée. La suite nous montrera qu’en effet, elle est moins à l’aise dès que l’énergie retombe. Ce qui n’est pas le cas de Masques, auquel elle donne du relief, avec même un certain swing. Roméo et Juliette commence un peu précautionneusement, avant de prendre plus d’ampleur. Assurément, la Mort de Tybalt a été le moment fort de cette première partie de soirée. Les violons y sont exemplaires de précision, et, surtout, Elim Chan est ici dans son élément : ses gestes ramassés lui donnent une vigueur maximale, qui se maintient tout le morceau malgré la répétition. Changement radical avec Roméo au tombeau de Juliette. Malgré une très belle réalisation instrumentale, et un réel engagement musical, on n’y trouve pas toute la douleur et le désespoir qui pourrait conclure cette Suite avec une authentique profondeur.

Le thème du Caprice N° 24 de Paganini, qui est lui-même une série de variations, a suscité de très nombreux arrangements, de toutes formes (de la simple transcription aux œuvres les plus élaborées) et dans tous les styles (du classicisme le plus sage au hard-rock le plus débridé). Rachmaninov en a fait cette Rhapsodie pour piano et orchestre. Ce sont 24 variations, que l’on peut regrouper en trois groupes rappelant la structure d’un concerto. En soliste, le musicien complet qu’est le pianiste argentin Nelson Goerner, autant demandé par les plus prestigieux orchestres et chefs d'orchestre pour les grands concertos du répertoire, que recherché par les plus exigeants instrumentistes et chanteurs pour la musique de chambre (sans compter son activité de pédagogue).

Si cette Rhapsodie de Rachmaninov est souvent considérée comme son Cinquième Concerto, elle n’a pas la lisibilité des quatre autres (qui ont d'ailleurs tous été donné, dans ce même auditorium, il y a quelques semaines, par un autre immense pianiste : Mikhaïl Pletnev), et une exécution vraiment réussie nécessite un énorme travail qui vise à bien faire ressortir ce qui doit l’être entre les différents pupitres de l’orchestre (et avec le soliste bien sûr). De ce point de vue, et malgré l’optique « symphonie concertante » choisie par le pianiste, toujours attentif à ses partenaires, cette interprétation n’a pas été pas tout à fait aboutie. 

Les dix premières variations qui constituent la première partie ont, de ce fait, rendu une image sonore quelque peu confuse. Une exception notable, toutefois : l’apparition du thème, si cher à ce compositeur, du Dies Irae (Variation 7). Ici, Nelson Goerner, par sa puissance et son tranchant, capte notre écoute jusque-là dispersée. La partie lente, dans laquelle ces problèmes d’équilibre ont été globalement mieux maîtrisés (par exemple dans la Variation 12, avec un véritable esprit chambriste), nous réserve de très belles interventions instrumentales (notamment dans la Variation 16, avec les solos de hautbois, de cor anglais et de violon). Elle se termine avec la célèbre Variation 18, tellement typique de Rachmaninov. Nelson Goerner y est impérial ; il donne l’impression d’emmener avec lui l’orchestre, dans un irrésistible élan lyrique... que malheureusement Elim Chan exacerbera, flirtant avec une vulgarité qui peut être un risque avec ce compositeur. Arrive la troisième et dernière partie, qui fait donc office de finale brillant, et qui a été la plus réussie. Nelson Goerner y est spectaculaire de précision et de vélocité, percussif sans dureté. Quand le Dies Irae revient, l’effet est saisissant. Certes, dans cet ouvrage tout est fait pour que le pianiste reçoive les applaudissements les plus frénétiques. Mais il faut avoir les moyens de le jouer aussi brillamment !

En bis, Nelson Goerner a choisi de nous proposer un aspect bien différent de Rachmaninov, avec Les Lilas, une transcription (du compositeur lui-même) de la cinquième de ses Douze Romances pour voix et piano op. 21. Dans cette très courte et poétique pièce, le pianiste trouve de superbes couleurs, et la densité de sa sonorité, malgré sa légèreté, est fascinante.

N’entendre que des extraits de ballet nous fait inévitablement perdre le fil. Ce n’était pas trop perceptible avec Roméo et Juliette : d’une part parce que les extraits choisis restaient dans l’ordre du ballet ; et d’une part parce que l’histoire des « amants de Vérone », qui, fait partie du patrimoine universel, est connue de tous. Pour Le Lac des Cygnes, ce n’est le cas ni sur un plan ni sur l’autre. La suite choisie par Elim Chan est celle adoptée par l’éditeur du compositeur, qui ne suit pas la trame, par ailleurs bien moins légendaire. En écoutant ces extraits, nous sommes certes subjugués par la beauté et la variété de la musique. Mais nous ne pouvons réellement nous projeter dans cette histoire fantastique, pourtant poignante, entre amour et haine, désir et mort.

Cette Suite commence par le solo de hautbois d’Olivier Doise, splendide de puissance et de lyrisme, et Elim Chan rend bien la noirceur et la tension de cette Scène introductive. Certes, la Valse qui suit n’est pas de la musique pour jeunes filles en fleurs ; il n’empêche qu’ici, malgré un très beau solo de cornet de Gilles Mercier, à la fois sobre et noble, elle manque de grâce. Dans la Danse des petits cygnes, en revanche, les bois sont merveilleusement précis et légers. La Scène suivante commence par un superbe de solo de harpe, où Nicolas Tulliez se montre d’une délicatesse et d’une sensibilité qui prépare un splendide solo de violon, dans lequel Hélène Collerette exprime une douleur palpable. Dans le passage virtuose, d’une redoutable difficulté, elle parvient à rester toujours au service du récit. Pour autant, la direction inégalement inspirée d’Elim Chan ne compense pas toujours la longueur de ce morceau. La fin, cependant est convaincante. Dans la Scène finale, on retrouve l’agitation du début. Il y a une belle énergie, toutefois pas tout à fait canalisée, et l’arrivée du majeur pourrait être plus éclatante si les percussions avaient réfréné leurs ardeurs (il est vrai aussi que l’acoustique, excellente pour des effectifs de taille modeste, n’est pas idéale pour ces passages à l’orchestration aussi fournie).

Comme il se doit, depuis son pupitre de cheffe Elim Chan fait saluer les musiciens qui ont été particulièrement exposés. Mais elle réserve à Olivier Doise une ovation spéciale, en traversant tout l’orchestre pour aller l’embrasser. Son hommage ne s’arrête pas là, puisqu’elle choisit de faire réentendre au public, en bis, la Scène introductive où le hautboïste s’était particulièrement distingué. Galvanisé par ce traitement de faveur, il ira d'ailleurs encore plus loin dans la prise de risque musicale.

Paris, Auditorium de Radio France, 20 décembre 2024

Pierre Carrive 

Crédits photographiques : Christophe Abramowitz

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