Notre Dossier Prokofiev (8) : le Mélodiste

par

Chicago, 1918. Elégance et raffinement (Coll. Oleg Prokofiev)

Voici sans conteste l’aspect le moins connu de l’oeuvre de Prokofiev, celui de compositeur de Mélodies, comme on dit en français, de Lieder comme on dit en allemand, enfin de Romances selon la terminologie russe. En comptant les chants de masse de l’époque soviétique, qui échappent totalement à notre propos, on arrive à une petite cinquantaine de pièces, mais les Mélodies proprement dites ne sont pas plus de deux douzaines, toutes de la jeunesse du compositeur à une seule exception près. Sinon, elles s’échelonnent toutes entre 1910 et 1921, mais échappent presque entièrement aux audaces d’écriture et à l’agressivité dissonante de ces années “fauves”, pour rejoindre au contraire, au moins pour les meilleures d’entre elles, le lyrisme et l’émotion du Prokofiev plus tardif, et qui ne se manifeste encore que sporadiquement en ces années-là (par exemple dans le Premier Concerto pour Violon). Toutes ces Mélodies utilisent des textes poétiques russes contemporains, ou peu s’en faut, reflétant les diverses tendances, finalement convergentes, de l’art russe des dernières années du Tsarisme: décadents, symbolistes, mystiques, acméistes, suprématistes... Mais Prokofiev n’a pas retenu ici les tendances cubistes, constructivistes, voire abstraites, et rarement le sarcasme satirique dont d’autres domaines de son oeuvre offrent tant d’exemples. Deux des plus grands poètes de l’époque, Konstantin Balmont (que nous retrouverons au chapitre des oeuvres chorales) et Anna Akhmatova, ont été particulièrement mis à contribution et ont donné naissance aux pages les plus inspirées. On trouve Balmont (de pair avec Apoukhtine) dès les deux pages constituant l’opus 9 (1910) de l’adolescent de dix-neuf ans, mais si la première (il existe d’autres planètes de Balmont), pour laquelle l’auteur conserva toujours une certaine tendresse, révèle une certaine empreinte debussyste, sa voisine (La barque s’est éloignée) adopte déjà des accents plus vigoureux et plus personnels. C’est ici (1914) que s’intercale une oeuvre charmante et inclassable, plutôt une brève Cantate qu’une Mélodie (Prokofiev en a d’ailleurs réalisé une version avec orchestre), Le Vilain petit Canard (opus 18) d’après le conte bien connu d’Andersen. Un critique de l’époque se plut non sans raison à reconnaître un autoportrait du jeune enfant terrible dans ce petit canard destiné à devenir un beau cygne. C’est sans doute le futur Pierre et le Loup que cette page charmante et méconnue annonce le plus. Mais nous retrouvons le droit fil de la poésie lyrique russe dans les cinq Mélodies de l’opus 23 (1915), recueil très intéressant encore qu’un peu hétérogène, et où Balmont figure en quatrième position (Dans mon jardin, d’un raffinement un peu décadent). Il y a plus de profondeur dans le n°1 (Sous le Toit, Gorianskl), vaste récit de près de dix minutes qui tente une véritable réflexion sociale. Le n°2 (La petite Robe grise, Hippius) illustre l’aspect satanique, présent en permanence chez le compositeur de L’Ange de Feu, et le recueil se conclut sur le sarcasme du Magicien (Agnitsiev). Mais Prokofiev a atteint au niveau d’un véritable chef-d’oeuvre avec l’opus 27 (Cinq Poèmes d’Anna Akhmatova), écrit en quatre jours du 31 octobre au 3 novembre 1916, qui habille d’un lyrisme au diatonisme diaphane d’une totale pureté l’inspiration de la grande poétesse “acméiste”, toute d’harmonie et de sobriété. De 1920 datent les ravissants Cinq Chants sans paroles de l’opus 35, d’une écriture voisine, un peu mieux connus dans leur transcription pour Violon (opus 35 bis). Et la série se termine prématurément en 1921 avec les Cinq Poèmes de Balmont opus 36, le plus accompli, le plus riche et le plus varié de ces cycles vocaux. Car c’est bien d’un cycle qu’il s’agit, dont la fin de chaque pièce prépare la suivante, et qu’il ne faut donc pas disjoindre: cinq invocations, aux éléments de la nature, aux oiseaux, aux papillons, à l’amour, enfin à l’Antiquité à travers l’évocation de massives colonnes. Par la suite, après son installation en U.R.S.S., Prokofiev sacrifia, contre son gré bien souvent, aux exigences du réalisme socialiste en matière de chants de masses. Mais le centenaire de la mort de Pouchkine lui fournit le prétexte d’une unique échappée, avec les trois Mélodies de l’opus 73 (1936), dont l’ardent lyrisme se rapproche de celui de Roméo et Juliette composé à la même époque. Mais il n’y avait aucune place pour la traditionnelle “Romance” dans l’esthétique stalino-jdanovienne. Prokofiev nous en a consolés quelque peu par la délicieuse fraîcheur et la fantaisie de son adaptation de Douze Mélodies populaires russes (opus 104, 1944), encore suivies l’année d’après par Deux Duos de la même veine (1945).
Harry Halbreich
Crescendo, mars 2003

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