Christian Ferras : le violon d'Icare
Le 14 septembre 1982, le grand violoniste français Christian Ferras, âgé de 49 ans, mettait fin à ses jours en se jetant dans le vide depuis l’appartement du dixième étage qu’il habitait à Paris au numéro 4 de la Place de Barcelone.
Bien que la musique perdît à cet instant l’un de ses plus formidables instrumentistes, la disparition de Ferras est passée quasi inaperçue dans les médias, pour deux raisons principalement. D’abord, comme pour Prokofiev dont le décès a été éclipsé par celui de Staline, la mort de Ferras a été occultée, le jour même, par celle d’une personnalité étatique: la Princesse Grace de Monaco. Ensuite, par dépit, le monde musical s’était progressivement détaché de son prodige. En effet, l’acte irréversible de Ferras achevait une quinzaine d’années de souffrances dues à l’interaction d’un profond désespoir et d’un lourd alcoolisme. Durant ce lent déclin, le jeu s’était un peu fané et la technique n’avait plus affiché autant de sûreté. La maladie avait terrassé l’ardent soliste et broyé l’homme. Ferras était devenu un artiste dont on se souvenait, mais une personne que, par précaution, pudeur, voire hypocrisie, il fallait plutôt éviter, hormis pour de rares proches ou amis.
C’est bien d’un avènement qu’il s’agit en octobre 1946 lorsqu’à 13 ans, comme une incarnation de l’espoir au sortir du conflit mondial, celui que l’on appelle parfois “Le second Menuhin” triomphe pour ses grands débuts à Paris dans la Symphonie espagnole de Lalo et le Concerto de Beethoven. Cet enfant prodigieux est déjà couvert de lauriers : Premier Prix d’Excellence de violon et Premier Prix de musique de chambre du Conservatoire de Nice, Prix d’Honneur de la Ville de Nice, Premier Prix de musique de chambre et Premier Prix de violon, premier nommé à l’unanimité, du Conservatoire National de Paris. Né au Touquet le 17 juin 1933, Christian est le troisième enfant d’Antoinette et Robert, hôteliers qui exercent durant la saison propice dans le Pas-de-Calais, mais vivent le reste de l’année à Nice. Il débute le violon avec son père et, en 1941,entre au Conservatoire de Nice dans la classe de Charles Bistesi qui a étudié chez César Thomson à Bruxelles. Au mois d’août 1944, dans une France en lutte pour sa libération, les Ferras entreprennent un voyage épique afin de se rendre à Paris et d’y inscrire le benjamin de la famille au fameux Conservatoire de la rue de Madrid. Mais la situation militaire les retient à Mâcon. C’est seulement en octobre qu’ils arrivent enfin dans la capitale où Christian est admis dans les classes de René Benedetti pour le violon et de Joseph Calvet pour la musique de chambre. Deux années d’études lui suffisent pour remporter tous les prix en juillet 1946. A la suite de ces succès, dirigé par ses parents, Ferras commence sa carrière. Il va en jouer le jeu avec enthousiasme et abnégation, longtemps préservé par sa juvénile insouciance.
La réussite ne l’empêche pas de poursuivre sa formation. Il s’imprègne de l’enseignement hérité de la vieille Russie prodigué par Boris Kamenski. Puis Ferras fait la connaissance déterminante de George Enesco, musicien de génie pétri d’humanité, avec qui il travaille dès 1947. Cette même année, à Londres pour Decca, il réalise son premier enregistrement : le Concerto d’Elizalde sous la direction de Gaston Poulet. C’est une création mondiale au disque, détail peu banal pour un novice.
Au mois de mai 1948, le jury du Concours International de Scheveningen présidé par Yehudi Menuhin décerne deux Premiers Prix. L’un à Christian Ferras, le plus jeune concurrent de l’épreuve, l’autre à Michel Schwalbé, violoniste déjà chevronné. C’est lors de ce Concours que Ferras remarque le pianiste Pierre Barbizet. Ensemble ils vont former l’un des plus fameux tandems violon-piano de l’histoire. L’année suivante, l’adolescent de quinze ans remporte le Concours Long-Thibaud avec un Second Prix (le Premier Prix n’est pas attribué).
Sa carrière prend une nouvelle dimension lorsqu’il est invité au mois de novembre 1951 en Allemagne par Karl Böhm. L’ascension continue, notamment par un disque qui connaît un véritable retentissement : le Concerto de Brahms avec Karl Schuricht et l’Orchestre Philharmonique de Vienne, enregistré en 1954. Cette même année, grâce au luthier Etienne Vatelot, Ferras fait l’acquisition du violon Le Président, un Stradivarius de 1721.
Toute carrière est constituée de rencontres. Celle dont le jeune virtuose bénéficie pour jouer le Concerto de Brahms le 24 février 1956 à Vienne est majeure et se nomme Herbert von Karajan. Le mois précédent, c’est avec Ernest Ansermet, à la tête de son Orchestre de la Suisse Romande, que Ferras avait commencé une autre collaboration.
Cette décennie passée dans un état de grâce presque insolent est couronnée par une année particulièrement faste : 1959. Ferras réalise ses grands débuts aux Etats-Unis en jouant le Concerto de Brahms sous la direction de Charles Munch. Ensuite, il enregistre pour EMI le Double Concerto de Bach avec Menuhin. En été, il est un partenaire radieux de Casals et de Kempff au Festival de Prades. Et le 3 décembre à Paris, il épouse Béatrice Martellière, ex-femme du chef d’orchestre Georges Sebastian.
Bien qu’il soit jeune, c’est en artiste accompli qu’il entre dans la décennie 1960, celle de sa gloire. Quand Barbizet ralentit son activité de pianiste en 1963, Ferras en prend un peu ombrage: “va-t-on répéter par téléphone?” proteste-t-il. Malgré cet inconvénient, c’est pour lui une année extraordinaire. A Rome, le 20 avril, il joue devant le Pape Jean XXIII. Au mois de septembre, à l’Odéon d’Hérode Atticus lors du Festival d’Athènes, avec Karajan et le violoncelliste Pierre Fournier, il donne un Double Concerto de Brahms que l’on rêverait d’entendre. En décembre, il est l’invité de Bernard Gavoty pour l’émission de la télévision française “Les grands interprètes”.
Dès 1964 commencent les somptueux enregistrements chez Deutsche Gramophon avec Karajan et l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Vingt Concertos sont prévus. Seuls six seront réalisés : ceux de Brahms, Sibelius, Tchaïkovski, Beethoven, et les deux de Bach.
Par l’intermédiaire de Vatelot, Ferras acquiert en 1966 un violon de légende : le Milanollo-Teresa, un Stradivarius de 1728.
La notoriété lui offre des privilèges, comme celui d’être, le 10 juin 1967, le violoniste convié par le Roi de Danemark à jouer pour les noces de la princesse Margarethe. L’année suivante, c’est l’Impératrice Farah Diba, femme du Chah d’Iran, qui lui remet en personne le Grand prix du Festival de Persépolis. Ensuite Ferras est le soliste invité à la première tournée aux Etats-Unis de l’Orchestre de Paris, honneur endeuillé par la mort subite de Charles Munch, fondateur et chef de l’ensemble, le 6 novembre 1968. De retour en France à la fin du mois, Ferras reçoit à l’Hôtel de Ville de Paris l’un des Prix de l’Académie du disque français.
Il est demandé partout, dans tous les pays, dans toutes les salles, par tous les chefs... Mais, le destin change de cap. Conjointement à ces envolées vers l’Olympe, un mal pernicieux s’est petit à petit installé, puis a émergé : l’alcoolisme que renforce un moral instable. L’insouciance conquérante est vaincue par cette fragilité. Durant la décennie 1970 Ferras passe de cures de désintoxication à des tentatives de relancer sa carrière. Son activité de concertiste diminue. Nombre de ses engagements ne sont pas tenus. C’est aussi une traversée du désert discographique. Les firmes le lâchent, sauf la Guilde du disque qui lui assure ses ultimes enregistrements. Quelques rémittences permettent à certaines joies de succéder aux peines. “Vingt-cinq ans d’accord parfait !” titre le Figaro pour annoncer le concert anniversaire du duo Ferras-Barbizet, le 25 novembre 1974 au Théâtre des Champs-Élysées.
En 1975, Ferras est nommé professeur au Conservatoire National de Paris, poste qu’il occupe le plus vaillamment possible. Il participe à des Académies d’été, dont celles de Nice et de Saint-Jean-de-Luz. Il reviendra sur la scène parisienne le 6 mai 1982, à la salle Gaveau avec Pierre Barbizet, pour un concert mémorable devant le Tout-Paris. Les mélomanes et les critiques sont rassurés. Mais le terrible mal se tapit dans l’âme. Malgré le succès du récital et l’espérance d’un retour, Ferras est au plus mal. Il donne le dernier concert de sa vie le 25 août 1982 à Vichy. Moins de trois semaines plus tard il met fin à ses jours. Il est inhumé au cimetière de Cachan.
D’aucuns pensent que sa trajectoire a été éphémère. Pourtant, même s’il a moins joué les dix dernières années de sa vie, il est resté sur les routes des tournées durant trente-six ans.
Pour Ferras, chaque note est importante. Il la joue comme si elle était la dernière, avec une émotion à fleur de peau. Les concerts sont des aventures au cours desquelles il prend tous les risques. Apanage exceptionnel, Ferras s’exprime par un jeu naturel et direct immédiatement reconnaissable, tant il maîtrise une sonorité, des doigtés, des vibratos et des coups d’archet personnalisés. Dans tous les registres persiste le grain moelleux d’un timbre où les graves plantureux répondent aux aigus chatoyants.
Certes, Ferras est un étendard du violon franco-belge, mais il l’est à sa façon. Grumiaux perpétue la tradition, Ferras transcende cette filiation et son répertoire. Bien qu’il se soit qualifié lui-même de “dernier représentant de l’Ecole française”, il réalise une sorte de synthèse de différentes influences. Le “style Ferras” est un mélange unique et contrasté de jeunesse, d’émotion, de consistance musicale, d’intensité et d’intuition. Toutefois, pénétré de l’esprit des partitions, il veut servir les intentions des compositeurs. Ferras figure parmi ces rares violonistes qui marquent les oeuvres de leur empreinte. Ses enregistrements -authentiques testaments- permettent à tout mélomane de vibrer à ce chant du cœur et des sens pour lequel Christian Ferras s’est brûlé les ailes.
Thierry de Choudens
Thierry de Choudens est l’auteur de l’ouvrage “Christian Ferras, le violon d’Icare” paru aux Editions Papillon, collection 7e note, 2004
Crédits photographiques : Christian Ferras et Pierre Barbizet / Collection particulière
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