Olivier de Spiegeleir : « Beethoven a atteint la perfection absolue »

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Le pianiste Olivier de Spiegeleir s’est fait une spécialité des « récitals commentés » qui, sans verbiage savant, présentent les œuvres qu’il joue tant en Belgique que sur la scène internationale, de la Chine à l’Amérique latine. Si son répertoire court de Bach à Lutoslawski, il avoue une prédilection toute particulière pour Beethoven. Il a d’ailleurs gravé chez Cyprès trois célèbres sonates (Clair de lune opus 27/2, la Tempête opus 31/2, Pastorale opus 28) et les 33 Variations Diabelli, ainsi que l’intégrale des Bagatelles chez Pavane. A la veille de son concert Beethoven au Conservatoire de Bruxelles (1), il était un interlocuteur de choix pour évoquer avec Crescendo.be le génie de Beethoven, en cette année qui célèbre le 250e anniversaire de sa naissance. 

Qu’admirez-vous tout particulièrement chez Beethoven ?

On a dit de Bach qu’il était un Dieu, Mozart un ange, et Beethoven un homme. Un homme qui se bat contre son destin avec une force héroïque, et c’est ce que j‘admire chez lui. Il est le symbole du triomphe d’un idéal par rapport à la petitesse et à la souffrance de l’être humain. Je pense d’ailleurs que c’est l’une des raisons pour lesquelles il parle à tout le monde.  

Où se niche son génie ? 

Curieusement, on ne peut pas dire qu’il ait été un grand mélodiste. En revanche, et il est là son génie, il a créé des structures parfaites basées sur des cellules musicales tellement inouïes qu’elles ont acquis une célébrité universelle. Pensez aux premières notes de la 5e Symphonie – po, po, po, pom…. Trois notes égales, suivies d’une tierce descendante. Personne n’avait fait cela avant lui. Or, si dans une conversation avec des gens qui ne connaissent rien à la musique classique, vous lancez les trois notes « po, po, po », tout le monde va compléter par le « pom ». Comment diable a-t-il imaginé cette cellule sonore qui a un tel impact chez chacun ? Celle-là et tant d’autres… ! Prenez sa première sonate. Elle commence par un accord parfait de fa mineur, ce qui n’est pas très « mélodieux » a priori. Mais il le découpe, raccourcit, monte… et cela devient superbe. Autre exemple, la Waldstein, qui offre un premier thème en do majeur, et un second thème en mi majeur. C’est totalement hérétique, mais cela passe tellement bien…

On le dit difficile à jouer. Qu’en pense le pianiste ?  

Que c’est exact ! Il est souvent malaisé au piano, car il ne se préoccupe absolument pas des difficultés particulières. S’il estime devoir mettre des tierces aux deux mains, ou des trilles, ou des octaves, il les place, et peu importe s’il s’agit de passages très ardus. L’interprète doit se plier à son idée, car c’est elle qui doit passer. Dans Les Adieux, il fait ainsi monter en sixte une simple phrase, ce qui demande des mois de travail. On est bien loin de Chopin, où le discours est toujours très pianistique. 

Quel est l’homme que vous percevez à travers sa musique ? 

Il a un côté très simple, rustique. Ce n’est pas un charmeur, il n’est pas gracieux. Il est capable de maladresses et peut même être lourd, mais il est profondément sincère. C’est un homme pur. Mozart, qui n’était pas particulièrement raffiné, a créé une musique qui l’était. Alors que la musique de Beethoven a toujours révélé ce qu’il était vraiment lui-même, fût-ce avec brutalité. C’est cette honnêteté qui m’émeut chez lui. Alfred Brendel, qui a écrit des choses magnifiques sur Beethoven, a ainsi évoqué le premier récitatif de l’Opus 110, avant l’arietta, où Beethoven frappe sur la même note de plus en plus fort. Il tapait comme un sourd, dit Brendel, car il voulait que cela sonne. Et c’est ce qui rend ce passage si émouvant…. Et en plus, c’est magnifique.

L’impact de sa surdité sur son œuvre et sur sa créativité a fait l’objet de nombreux commentaires. Votre sentiment à ce propos ?   

Je crois fondamentalement qu’il avait sa musique et ses sonorités dans la tête. N’oublions pas qu’il n’était pas sourd de naissance. Au-delà de cela, il est très probable que la surdité a influencé certaines compositions, notamment à la fin de sa vie. Je pense notamment aux Bagatelles opus 126. Il écarte très fort les registres, en favorisant l’extrême grave et l’extrême aigu. Selon certains, et cette idée me paraît plausible, c’est parce qu’il percevait sans doute encore un peu ces fréquences-là. Ce n’est d’ailleurs pas forcément facile à entendre aujourd’hui car les pianos actuels sont beaucoup plus puissants, ce qui crée un déséquilibre. Reste que cette exposition des extrêmes reflète une fois encore la lutte entre le bien et le mal, le noir et le blanc, la souffrance et la rédemption céleste… Le bref motif qui sert d’introduction et de conclusion à sa dernière Bagatelle est bruyant, brutal… Mais tellement vrai !

Beethoven est l’héritier de Haydn et Mozart. Mais est-il encore un classique, comme on le dit parfois en l’enfermant dans la première école de Vienne ?  

Je ne le pense pas. Pour moi, il est vraiment à part, tant il a poussé jusqu’à son ultime terme ce qui était réalisable avec la structure classique. Ce qu’il lègue, c’est la perfection absolue. Chaque silence, chaque demi-soupir, chaque triple croche, tout est mesuré avec une science parfaite pour obtenir un équilibre d’une rigueur absolue. Mais là où les autres compositeurs se laissent conduire par la forme, Beethoven inverse le processus : il incarne la forme à un tel point qu’il est devenu la forme lui-même. Ecoutez la fugue de l’Opus 110, ou le parfait agencement des trois mouvements de la Pathétique… 

Le temps « classique » ne semble plus non plus avoir d’importance pour lui…

C’est d’autant plus vrai qu’il fait coïncider parfaitement le temps musical avec le temps psychologique de l’auditeur. Prenez sa 4e Symphonie. Vu de l’extérieur, le thème du premier mouvement peut paraître assez banal. Mais Beethoven l’a composé d’une telle manière que lorsque le thème se révèle, on est pris d’une réelle euphorie. Pourquoi ? Parce qu’il l’a amené d’une manière extrêmement subtile dans la découpe du temps musical, en parallèle avec ce qui se passe dans notre cœur au moment où on le découvre. Son génie tient aussi à cette incroyable connaissance, ou en tout cas à sa perception très subtile de l’âme humaine.

J’avoue souvent méditer cette phrase de Victor Hugo à son propos : « Ce sourd entendait l’infini… ».

En concert le 6 mars, à 20 h, au Conservatoire royal de Bruxelles – www.beethoven250.be

Programme : Variations « Nel cor piu », Bagatelles opus 119, Sonate opus 13 « Pathétique », Bagatelles opus 126, Sonate opus 53 « Waldtsein ».

Le site d'Olivier de Spiegeleir :  www.despiegeleir.net

Propos recueillis par Stéphane Renard

Crédits photographiques : H. Depasse

 

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