Orgie de musique sur fond de brume

par

Aaron et Moïse © Bernd Uhlig / Opéra de Paris

Moses und Aron à Paris
La trajectoire religieuse d' Arnold Schönberg (1874-1951) est à l'origine de ce Moses und Aron présenté, après 40 ans d'absence, sur la scène de l'Opéra de Paris, pour inaugurer le mandat du nouveau directeur. Né juif, le compositeur viennois choisit le baptême protestant à 24 ans puis, sous la pression nationale socialiste dans les années 30, se tourne vers le judaïsme. C'est dans ce contexte qu'il compose ce quatrième et dernier opéra resté inachevé. Parée des atours de la spéculation intellectuelle, spirituelle et politique, de l'ésotérisme des nombres, de la théorie (du dodécaphonisme), cette gigantesque fresque biblique qui oppose deux frères, Moïse le pur et Aron le corrompu, se présente avec un brevet d'avant-garde pour le public parisien. Le leurre fonctionne comme prévu (Stéphane Lissner avait déjà monté l’œuvre au Châtelet en 1995). Car, le compositeur de La Nuit transfigurée touche au cœur, au corps bien plus qu'à l'esprit. Il s'invente des règles pour mieux s'en jouer et utilise les abstractions comme tremplin pour concevoir une musique extraordinairement colorée, vivante et charnelle. Ordonnateur virtuose de paradoxes, il déploie une partition bariolée qui chante le vide, morcelée qui appelle l'unité, exubérante pour dire la rigueur... Cette lame de fond sonore qui par son apparente complexité se refuse pour mieux se donner, constitue également, en elle-même, une forme de profanation. Car le « Dieu unique, éternel, omniprésent, irrésistible et irreprésentable... » de Moses ne réclamerait en principe comme réponse que le silence. Et c'est ici tout le contraire : non seulement le silence est aboli par les sons mais l'Irreprésentable devient lui-même la source d'une profusion de musique et de mots. C'est que cette pulsion musicale primitive, vitale, aussi fatale que celle du Sacre du printemps ou du Boléro de Ravel, renverse toutes les constructions intellectuelles sur son passage. Comme il l'écrit à Alban Berg : la musique vient en premier, le verbe en second – « le texte n'est définitivement achevé que lors de la composition, parfois même après ». (8 août 1931). Le paradoxe et la dialectique sont partout, s'entrechoquant entre deux pôles opposés, l'Un et le multiple, le désert et la foule, l'idée et la matière, la présence et l'absence. Au point que cette obsession binaire paralyse la mise en scène. A force d'opposer le blanc et noir du bien et du péché, de la lumière et de l'encre, de l'opacité et de la perspective, Romeo Castellucci se prend les pieds dans le tapis. Et les symboles manifestés par des objets mesquins (magnétophone suspendu à une ficelle du Buisson ardent, fusée/bâton, rafales de mots projetés en accéléré, emmaillotage d'Aron dans un cocon de bandes magnétiques, chute de la montagne-paravent) tournent à vide. Ils trahissent le compositeur qui a voulu et décrit des images (abondantes didascalies) et déséquilibrent l'ensemble. Quant au spectateur, même si la frustration est voulue, même si « l'ascétisme de l'idée », « l'image manquante » sont supposées provoquer un retour sur soi, sur son « désert intérieur » (belle image d'opacité neigeuse à l'acte I)... on attend malgré tout que le flou se dissipe, que le veau d'or -métamorphosé ici en viril taureau blanc (le désormais célèbre « Easy Rider »)- bouge une oreille, que la « vraie » piscine oblongue se prête à un ballet nautique à défaut de Bacchanale... mais non, tout est délicatement, artistiquement incolore, morne, férocement statique. Les déplacements de foule en treillis grisâtres ressemblent à une revue militaire en Corée du Nord. Les deux frères comme les personnages secondaires se plantent face à la salle : une non-direction d'acteur revendiquée comme un parti-pris. Pourquoi pas ?  Et puis, comme le fait judicieusement remarquer ma voisine, la sobriété des trois « Orgies » (Orgie d'ivresse et de danse, Orgie de la destruction et du suicide, Orgie érotique) ne distrait à aucun moment de la splendeur de la partition.
On peut se laisser emporter alors là où se trouve peut-être l'enjeu sincère et réellement émouvant de cet opéra. En effet, le compositeur résout la dialectique de l'unité et du divisé, de la règle et de la liberté, de la parole parlée (fameux « sprechgesang ») et du chant, de l'Indicible et de la Révélation, de l'Invisible et de sa représentation, en une gigantesque autolalie. Car dans cet opéra, personne ne communique avec personne : c'est que l'on plonge à l'intérieur de la tragédie intime de l'auteur. On est immergé dans sa lutte avec « son » Dieu. Le corps à corps interne se diffracte, s'accomplit en soubresauts furieux et splendides. Il n'est question, là, que de lui. Et de lui seul. (D'ailleurs, en bon « deus ex machina » il n'hésite pas à rebaptiser ses héros Moses au lieu de Moïse et Aron au lieu de Aaron). Avec d'autant plus de violence que le Dieu biblique de Schönberg emprunte beaucoup de sa brutalité intransigeante, ennemie de la chair, au Protestantisme germanique ; ainsi creuse-t-il encore la distance intérieure entre le désir de l'atteindre et le désespoir de ne pas le pouvoir. Finalement, c'est précisément cette distance écartelante qui engendre l'immense « mélodie de couleur et de timbre » (Klangfarbenmelodie de son Traité d'Harmonie de 1911).
Dodécaphonique certes, la déferlante musicale atomise, de fait, les analyses, les démontages d'horlogerie, et autres impasses philosophiques pour n'en laisser que la beauté sensible. C'est avec le souci d'exprimer cette magnificence intrinsèque et un grand respect, que cette partition a été abordée par les interprètes et le chef Philippe Jordan. Exultant dans les entrelacs contrapuntiques du compositeur du Pierrot lunaire, les Chœurs -bien que surcalibrés en puissance à notre goût- sont admirables de la première à la dernière mesure. Moses (Thomas Johannes Mayer) de belle stature, à l'excellente prononciation allemande affronte un Aron (John Graham-Hall) endurant mais au vibrato excessif. L'orchestre clair, précis, où ressortent les plus délicates interventions solistes (cristallines percussions, cor anglais) offre le chatoiement d'une matière sonore toujours en mouvement. Lorsque les immenses vibrations se sont tues, l'envoûtement se dissipe et la stupeur fait place aux applaudissements mérités.
Livret et analyses intéressantes dans le programme sans oublier « L'Avant Scène » contenant le magistral et éclairant commentaire d'Harry Halbreich.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Opéra, le 20 octobre 2015

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