Le sacre de Sophie Koch

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Alceste (Sophie Koch), Admète (Yann Beuron), et La Mort (Choeur des Musiciens du Louvre Grenoble) © Opéra National de Paris/Agathe Poupeney

Alceste de C. W. von Gluck
Le chant français se porte bien. Très bien même. De grands interprètes triomphent actuellement sur les scènes : Dessay, Gens, Piau, Petibon, Gillet, Delunsch, Massis, Lemieux, Brunet, Koch, Beuron, Naouri, Degout, Lapointe, Bou, Antoun, Lhôte, Pomponi, Cavallier, Le Texier… La floraison est extraordinaire. A l’instar de la résurgence du bel canto italien dans les années 1960-1970 grâce à de nouvelles voix propres à ce répertoire, voici donc revenir en force le grand opéra français dans ce qu’il a de plus noble et de plus fort. Et l’on n'hésite plus à reprogrammer Gluck, Auber, Meyerbeer, Berlioz, Gounod, Massenet, Thomas. Sans oublier l’opéra baroque ou l’opéra-comique qui, eux aussi, ont leurs stars. Cette nouvelle production d’Alceste de Gluck, mise en scène par Olivier Py, qui ouvrait la saison de l’Opéra National de Paris, en est un symbole éclatant. Alceste est un rôle écrasant, qui demande une endurance extrême, une voix puissante, un timbre émouvant et une articulation impeccable. Toutes ces qualités, Sophie Koch les a au centuple. D’une versatilité étonnante, elle a pu incarner Bellini (Adalgisa), Wagner (Adriano, Fricka, Brangäne), Lalo (Margared), Massenet (Charlotte, Cléopâtre), ou Poulenc (Mère Marie). Son Alceste était brûlante, tendue, jamais au repos. Saisissante dès sa première apparition, elle subjugua tout aussi bien dans “Non ce n’est point un sacrifice” que dans le célèbre “Divinités du Styx”. Mais c’est à l’acte II qu’elle atteint au sublime : vouée à la mort pour sauver son époux, elle erre au milieu des cris de joie du peuple célébrant la guérison inopinée de son Roi (“O dieux, soutenez mon courage”). Lorsqu’elle révèle son destin à Admète (“Ils savent, ces dieux, si je t’aime”), le spectateur a la gorge nouée. Koch, et à travers elle Gluck, évidemment, arrive au sommet de son art, cet aspect du plus haut tragique antique vers lequel tendait le compositeur, et qui a tant influencé Berlioz pour sa Didon des Troyens. De pareils moments appartiennent aux plus hautes cimes de la civilisation universelle. Alceste porte tout l’opéra sur ses épaules, certes, mais elle était fabuleusement entourée. Par son Admète d’abord, un Yann Beuron souverain, qui s’imposa dans son air “Bannis la crainte et les alarmes” mais surtout dans les duos avec Alceste, amoureux, alarmés, puis désespérés, et enfin par une présence émouvante au dernier acte. Du grand art. Jean-François Lapointe, baryton fort apprécié dans le répertoire français, composait un puissant Grand Prêtre, et l’on a pu admirer son articulation sans faille. Le rôle d’Hercule, épisodique (il n’intervient qu’à l’acte III) était parfaitement tenu par Franck Ferrari. Mention spéciale aux coryphées qui, chacun, ont eu l’occasion de briller : Stanislas de Berbeyrac, lauréat du Concours Reine Elisabeth, et qui chantait aussi Evandre, Marie-Adeline Henry et Florian Sempey (déjà remarqué dans Le Mage de Massenet, à Saint-Etienne). Je n’aurai garde enfin d’oublier l’inquiétant Oracle de François Lis, également divinité infernale, basse profonde qui avait brillé dans le Marcel des Huguenots de Meyerbeer, à Bruxelles. Marc Minkowski aime ce répertoire, et le connaît sur le bout des doigts et des lèvres. Direction alerte, bien sûr, dramatique surtout, loin de la lente pompe guindée à laquelle autrefois on associait la musique de Gluck. Tout est fonction du drame : il avance inexorablement. Ses chers Musiciens du Louvre Grenoble le suivaient comme un seul homme. Mais la mise en scène, me direz-vous ? Le fait de n’en parler qu’à la fin de ma chronique prouve qu’elle a su respecter le chef-d’oeuvre de Gluck de manière idéale, en ne s’imposant jamais. Non, elle ne se faisait pas oublier, au contraire, elle était très présente, mais s’adaptait constamment au drame. Son élément le plus fort était sans doute ce grand tableau noir, qui servait de fond : dès l’ouverture, cinq dessinateurs, dont le décorateur Pierre-André Weitz, familier de l’univers d’Olivier Py, le couvraient de dessins rapides, brillants, fugitifs, rapidement effacés pour être remplacés par d’autres. Vrais contrepoints de l’action, ils tenaient parfois de Watteau, parfois de Sempé. Les lumières étaient crues, noires et blanches, cruelles. Le décor, sobre, limité à quelques accessoires tels le lit d’Admète, ou un grand portail ingénieux, s’ouvrant et se refermant lentement sur chaque scène. Une surprise quand même : au début de l’acte III, soit juste après l’entracte, l’orchestre s’est retrouvé sur la scène ! Cet acte comprenait d’ailleurs d’autres innovations par rapport aux deux autres : un Hercule magicien un rien farceur, lâchant une colombe, et l’apparition d’inquiétants squelettes dans la fosse, devenue libre. Voilà de curieux Enfers dérisoires. Il n’y avait rien à redire quant à la direction d’acteurs d’Olivier Py, suivant l’action pas à pas : dans le drame grec, la simplicité est la qualité la plus efficace. Et le jeu halluciné de Sophie Koch a tenu le public en haleine, jusqu’à la triste conclusion : Alceste, voilée, tend la main à Admète qui lui tourne le dos. Une très grande soirée donc, qui redécouvre un haut chef-d’oeuvre de l’opéra français, et qui inaugure brillamment la saison de l’Opéra de Paris, sous les ors merveilleux du Palais Garnier. Et qui consacre Sophie Koch et le chant français actuel.
Bruno Peeters
Palais Garnier, le 12 septembre 2013

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