Simon Boccanegra à Paris : Ordalie ou Tragédie antique ?

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La mise en scène de Calixte Bieito a fait l’objet d’un éreintement quasi général à coup de jeux de mots faciles, d’anathèmes, de détails glauques et d’accusation de retour au Regietheater. Si cela en dit long sur la paresse intellectuelle de certains commentateurs, rien ou presque n’a été formulé de l’impact du travail scénique sur le plus verdien et le plus énigmatique des opéras de Verdi : ce Simon Boccanegra que le composteur a écrit pour cinq voix masculines et remanié à vingt quatre ans de distance. Indéniablement, en provoquant sans cesse le dégoût ou l’effroi, les images et jeux de scène irritent. C’est le but recherché !

La projection de visages en très gros plan, d’yeux qui semblent scruter le public jusque dans la tombe, le squelette géant d’une cale de navire, zébrée de cruels néons, exacerbent une sensation d’écrasement. On est alors peu à peu saisi par la vulnérabilité des pauvres humains, errants pathétiques et minuscules, confrontés à la monstruosité de ce Destin-Fatum, aveugle et implacable. Pauvres êtres qui s’évertuent pourtant à faire naître et vivre devant nous la plus belle chose du monde : le chant, en latin « carmen », c’est à dire à la fois chant et charme. Démarche proche de celle qu’avait choisie le metteur en scène Ivo van Hove pour Boris Godounov présenté en juin dernier sur la même scène (cf. « Au cœur du réacteur »- site Crescendo). Pour obtenir un tel effet, le metteur en scène espagnol, véritable Deus ex machina, a tissé sa toile avec une subtilité et une efficacité imparables. Si bien que c’est à une véritable tragédie antique que l’on assiste, où le propos de Verdi éclate dans sa vérité la plus poignante. Face au monstre d’acier, c’est le velouté des cordes qui triomphe. Face au cadavre de sa fille encore secoué de spasmes dans son linceul de plastique, c’est la déploration de son père (Mika Kares/Fiesco) par sa sobriété, sa noblesse, sa musicalité qui transcende le contraste entre la pourriture de la chair et l’élan d’amour paternel. De même, au terrible dénouement de l’acte III, magistralement interprété par la même basse finlandaise et le doge (Ludovic Tézier), comment ne pas se surprendre à pleurer avec le père et le gendre mourant, enlacés, pardonnés ? Comme si toutes les forces de cet opéra confluaient vers cet instant précis de révélation de soi et des autres. La direction d’orchestre de Fabio Luisi, délicate et onctueuse, met en valeur une instrumentation aux coloris rares et vient cueillir l’orbe de la ligne vocale qui retombe avec une douceur pleine d’attention. Trésors mis en lumière du côté de l’orchestre -qui sait en remercier son chef avec chaleur aux saluts. Chant de haut vol sur scène. A commencer par Ludovic Tézier qui s’accomplit pleinement dans le rôle-titre du pirate -doge de Gênes, entouré d’une distribution masculine où l’on ne sait qui admirer le plus de Mika Kares précité, Nicola Alaimo (Paolo), Mikhail Timoshenko (Pietro) jusqu’au futur doge Gabriele Adorno (Francesco Demuro) qui chante « débraillé » comme si sa vie en dépendait. Amelia (Maria Agresta), fille cachée du Doge, trouve des couleurs capiteuses, des pianissimi ravissants malgré des accents parfois nasalisées, pour défendre avec ténacité la seule figure féminine de l’opéra. Pour une fois, les soldats, marins, gens du peuple, sénateurs, courtisans du doge constitués par les Chœurs sont tenus en respect. Le tout procure une impression de violence ultra sophistiquée, de catharsis par le pardon où l’excès d’horreur sert l’humble splendeur de la condition humaine.

Bénédicte Palaux Simonnet

Paris, Opéra National, le 18 novembre 2018

Crédits Photographiques : Agathe Poupeney

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