« Arthus » sort victorieux de l'offensive anglo-saxonne !

par

© Andrea Messana / Opéra de Paris

Il est rare d'assister à un duel à mort entre un opéra et une mise en scène. Et pourtant c'est ce qui vient de se passer sur la scène de la Bastille avec cette série de représentations du Roi Arthus d'Ernest Chausson (1855-1899). Car, prises à contresens, il est des œuvres qui succombent, d'autres qui résistent mais exceptionnellement qui triomphent. Résultat d'autant plus heureux qu'il aura fallu cent douze ans pour que l’œuvre entre à l'Opéra de... Paris, après sa création à Bruxelles en 1903. Le metteur en scène anglo-saxon Graham Vick dégaine d'emblée des armes bien connues : « traduction contemporaine », « valeurs bourgeoises », « obsession de respectabilité » ce qui nous vaut une façade de maison préfabriquée descendue du ciel, un carré d'herbe synthétique, des chevaliers ventripotents vêtus en égoutiers avec matrones post-soixante-huitardes et un canapé de skaï rouge à trois places (!) -symbole de l'adultère petit-bourgeois qui finit en flamme. Pourtant, peu à peu cette offensive de médiocrité se transforme en déroute scénique honteuse et offre, au dernier round, un  triomphe à la musique et aux voix. La tentative d'avilissement de l'idéal, du pouvoir poétique, de la légende se brise en effet, face aux nouveaux chevaliers de la Table ronde, c'est à dire  aux chanteurs, chef et orchestre qui -eux- prennent la musique à bras le corps et le propos du compositeur au sérieux. Dans cette chevauchée musicale d'un seul tenant, concentrée sur son sujet, jamais redondante telle la trajectoire d'une flèche, les musiciens sont rois. Déjà le chant : l'écriture vocale de Chausson est favorable à la voix. Elle génère une forme d'ivresse planante proche de Massenet -dont le jeune compositeur fut l'élève- à l'inverse de Debussy ou Dukas qui n'autorisent jamais cet envol grisant de la ligne vocale. Les chanteurs ne s'y trompent pas qui font une place à Chausson dans leur répertoire. Et ici, c'est avec un engagement total qu'ils empoignent leurs rôles respectifs. Après Le Cid il y a un mois, Roberto Alagna retrouve les élans du « Roméo » de Gounod en ses jeunes années pour incarner un Lancelot tourmenté, vulnérable, sincère. La plénitude de la texture vocale est admirablement articulée sans permettre toutefois une subtilité de nuances que les dimensions de la salle et l'écriture rendent délicates. Les audaces harmoniques des duos où les voix des amants se superposent, s'enlacent et s'échangent, peuvent également déconcerter. Mais Sophie Koch (Genièvre) parvient à insuffler à cette nature perverse et passionnée, une fièvre et une grandeur d'autant plus méritoires que les costumes et jeux de scènes sont, pour la chanteuse, autant d'obstacles à surmonter. Elle fait de sa mort à l'Acte III, étranglée par ses propres cheveux, abandonnée de tous, un sommet d'émotion. Thomas Hampson, après son claironnant air d'entrée Gloire à vous tous ! donne peu à peu une fort belle ambiguïté au personnage d'Arthus. Le public fasciné s'arrête presque de respirer pendant son dialogue avec Merlin (inquiétant Peter Sidhom) et ses adieux au final sont pleins de grandeur autant que d'humanité désolée. Ravissante chanson archaïque du Laboureur (Cyrille Dubois) et douce figure de l'écuyer de Lancelot (Stanislas de Barbeyrac, émouvant musicien). En revanche, chœurs débraillés et tonitruants.
Côté orchestre, les plans sonores se superposent subtilement, en orbes insinuantes avec des couleurs tour à tour héroïques, rêveuses ou limpides. Philippe Jordan prend -brillamment !- la succession paternelle et dirige avec une jubilation évidente un orchestre où l'on sent l'émulation et le désir de se surpasser. Les interventions solistes (violoncelle, alto)  resplendissent dans un tissu orchestral aéré, à la respiration large, au flux puissant et aux accents pleins de fièvre. Ouverture et interludes bénéficient d'une attention toute particulière. A l'heure des grandes sagas gothiques et autres «Game of Thrones», la geste arthurienne et celtique est plus que jamais d'actualité tout comme la partition de Chausson (également auteur du livret) consumée de passion dépressive et d'élévation. Il laissa, selon son biographe Jean Gallois, une liste de plus de dix sujets d'opéra. Mort à quarante-quatre ans d'un accident de bicyclette, il ne put en composer qu'un : un chef d’œuvre ! A l'issue du combat de titans que constitue cette représentation, au milieu du sordide champ de bataille scénique de l'Acte III (deuxième tableau), Le roi Arthus se relève et s'impose définitivement comme un trésor du grand répertoire lyrique français. Le public lui fait ovation. Quant à ceux qui sont responsables du choix du  metteur en scène, ils méritent autant que lui les huées qui l'accueillent.
Excellent numéro de l'Avant-scène opéra N° 285 et fort beau programme de l'Opéra de Paris.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Opéra National, le 22 mai 2015

Les commentaires sont clos.