Orgue et cantates baroques allemandes à l’église de Bouzonville
Dietrich Buxtehude (1637-1707) : Herr, wenn ich nur Dich habe BuxWV 38, BuxWV 39. Andreas Kneller (1649-1724) : Praeludia en ré mineur, en sol majeur, en fa majeur ; Nun komm der Heiden Heiland. Georg Böhm (1661-1733) : Vater unser im Himmelreich IGB 24. David Pohle (1624-1695) : Herr, wenn ich nur Dich habe. Johann Rosenmüller (1617-1684) : Herr, wenn ich nur Dich habe. Laureen Stoulig-Thinnes, soprano. La Chapelle Saint-Marc. Sue-Yng Koang, Stéphanie Pfister, violon. Vincent Roth, Isabelle Gottraux, altos. Stéphanie Houillon, viole de gambe. Marie-Domitille Murez, harpe. Parsival Castro, théorbe. Vincent Bernhardt, direction, orgue. Septembre 2022. Livret en français ; paroles en allemand, traduites en français et anglais. TT 65’02. IC031
« Quel autre ai-je au ciel que toi ! Et sur la terre je ne prends plaisir qu'en toi. Ma chair et mon cœur peuvent se consumer: Dieu sera toujours le rocher de mon cœur et mon partage » (trad. Segond) : cet album se penche sur les deux antépénultièmes versets du Psaume 73 (numérotation hébraïque), tels qu’illustrés par Dietrich Buxtehude et deux autres compositeurs baroques germaniques. Le thème des iniquités de la vie terrestre contrebalancées par l’espérance du Chrétien et son réconfort dans la présence divine avait déjà inspiré Heinrich Schütz dans les Musikalische Exequien (1635), en pivot de ce triptyque funèbre. Les quatre œuvres vocales ici entendues s’inscrivent après les ravages de la Guerre de trente ans (1618-1648) qui meurtrirent l’Europe, et témoignent de l’aspiration à un monde refondé par le secours de la foi.
Le programme est encadré par la chaconne vocale et la cantate que Buxtehude écrivit sur ces versets, et qui connaissent déjà plusieurs enregistrements. On mentionnera Ton Koopman (Erato, puis Challenge Classics) et l’ensemble La Rêveuse (Mirare, avec Mailys de Villoutreys) pour le BuxWV 39. Et pour le BuxWV 38 deux parutions chez Alpha : Maria-Cristina Kiehr et l’Ensemble Stylus Phantasticus (Alpha, 2003), et tout récemment Anna Prohaska et La Folia Barockorchester en conclusion d’un album judicieusement intitulé « célébration de la vie dans la mort ». On rencontre la cantate de David Pohle dans les disques « Vater Unser » de l’ensemble Clematis avec Paulin Bündgen (Ricercar, 2018) et « Norddeutsche Kantaten, O Lux Beata Trinitas » (Solo Musica, 2021, avec le contreténor Beat Duddeck). Quant à lui, le Herr, wenn ich nur Dich habe de Johann Rosenmüller apparaissait en première mondiale, sous la direction de Jochen Arnold, dans l’anthologie « Geistliche Konzerte » publiée par Carus Verlag (2019).
Bref aucun inédit dans le présent album, mais une intéressante confrontation des illustrations musicales d’un même texte, qu’abordèrent d’autres compositeurs, ainsi que nous le rappelle la notice de Vincent Bernhardt : Johann Michael Bach (voir l’enregistrement de Vox Luminis), Johann Hermann Schein (pour ténor), Michael Tobias (pour deux ténors) et Friedrich Wilhelm Zachow (polyphonie à quatre voix). On pourrait ajouter la cantate GWV 1175/31a de Christophe Graupner (1683-1760), avec timbales et trompettes. Ces œuvres auraient adéquatement prolongé la thématique, toutefois leur nomenclature suffit à expliquer pourquoi elles ont été écartées de ce récital confié à une soprano et un petit effectif de continuo. En l’occurrence, on saluera l’agréable prestation de Laureen Stoulig-Thinnes, qui ne cherche pas à transformer les vocalises des Amen en numéro de bravoure, mais séduit partout par son émission fluide, son timbre chaud et lumineux, que baigne l’impeccable accompagnement instrumental par La Chapelle Saint-Marc.
Pour compléter le versant vocal, la deuxième strate de cette heure présente des pièces d’orgue typiques de l’esthétique nord-allemande : le Vater unser de Georg Böhm, et l’intégralité de ce qu’Andreas Kneller (neveu de Matthias Weckmann et gendre de Johann Adam Reincken) légua pour les tuyaux. Du moins ce qui nous est parvenu : les variations sur Nun komm der Heiden Heiland, et trois Préludes. Vincent Bernhardt y joint un autre Praeludium en sol majeur, qu’il a agencé d’après les fragments disponibles. Olivier Vernet s’était déjà penché sur ce mince et talentueux catalogue (à Vichy pour le label REM, puis à Marienmünster pour Ligia), ainsi que Manuel Tomadin (Brilliant) et Friedhelm Flamme (CPO, dans le cadre de son vaste panorama de l’orgue septentrional).
Vincent Bernhardt a retenu un petit et rare instrument, inattendu pour ce répertoire : le huit pieds de l’église Sainte-Croix de Bouzonville, construit en 1979 par Marc Garnier. Des ressources limitées (13 jeux sur deux claviers et pédalier), mais une mécanique précise, un ton franc, et une interprétation articulée avec ce qu’il faut de vigueur, là où on aurait parfois préféré que le tactus ex cathedra respire avec davantage de souplesse. Globalement, et malgré sa perspective bifide mais non irraisonnée, ce CD hors des sentiers battus convainc par l’intelligence de sa conception et de sa réalisation.
Son : 9 – Livret : 7,5 – Répertoire : 7-9 – Interprétation : 9,5
Christophe Steyne