Orgue et danse à la Philharmonie de Paris, pour une hybridation réussie ?
La Passacaille et fugue pour orgue en do mineur de Bach, interprétée par Olivier Latry et chorégraphiée par Benjamin Millepied. Les Danses polovtsiennes de Borodine, interprétées à l’orgue par Shin-Young Lee et chorégraphiées par Jobel Merdina. Et enfin, Le Sacre du printemps de Stravinsky, interprété par nos deux organistes et chorégraphié par Idio Chichava.
Voilà un programme inédit, bigarré et intriguant. Pour n’en rien rater, Claire l’organiste et Maïa la danseuse ont assisté de concert à cette soirée, dans le décor majestueux de la Philharmonie de Paris. Voici leur compte-rendu, rédigé à quatre mains.
Quand une rédactrice “Danse” et une rédactrice “Musique” décident d’écrire ensemble un compte-rendu de spectacle, force est de constater qu’elles ne prennent pas leurs notes au même moment ni sur les mêmes choses ! Si l’une est focalisée sur ce qui se passe devant, à l’intérieur d’un carré délimité par de grands néons blancs, l’autre a souvent la tête tournée vers la droite, pour observer comment Olivier Latry et/ou Shin-Young Lee domestiquent la large console blanche du grand-orgue Rieger de la Philharmonie de Paris, avec ses 4 claviers, son pédalier et ses 91 jeux. Quand l’une note “ trémolo au pédalier en double octave” l’autre relève “de très beaux fouettés sautés en ligne qui se croisent”. Et elles se demandent si, d’une part, l’orgue va réussir le test de sortir d’un édifice religieux (et d’un répertoire sacré) et si, d’autre part, les chorégraphies proposeront quelque chose de nouveau.
Première équipe à s’avancer sur scène : 8 danseurs de la compagnie LA Dance Project, du chorégraphe Benjamin Millepied, habillés en noir et blanc, dans des matières fluides. À leur droite, vêtu d’un strict costume de ville et chaussé de souliers en cuir, Olivier Latry, qui s’installe à la console de l’orgue de la Philharmonie.
Aussitôt, il attaque, au pédalier seul, le thème, superbe, de la Passacaille en do mineur de Jean-Sébastien Bach. Et les danseurs se mettent en mouvement, pendant que les mains de l’organiste viennent interpréter la première variation, en grands accords solennels. Les mouvements dansés, plutôt simples, sont expressifs. Sur le thème obstiné au pédalier, les variations se succèdent, dans un enrichissement progressif du propos musical et de la virtuosité.
Si l’acoustique de la Philharmonie est plutôt flatteuse, avec ses 2,3 secondes de réverbération, l’effet reste quand même assez clair et direct, et on regrette presque de ne pas se trouver à Saint-Eustache ou à Notre-Dame de Paris, à l’acoustique davantage enveloppante. Malgré tout, Latry déroule cette partition emblématique avec brillance et facilité et les danseurs y répondent par une chorégraphie dégageant une impression d’aisance des gestes et des déplacements. Certains mouvements sont baroques, d’autres plus d’inspiration hip-hop lors de passages au sol ou encore classiques (les fameux fouettés sautés en ligne qui se croisent), avec un très beau moment quand, courant avant de se jeter dans les bras, les danseurs restent suspendus dans les airs quelques instants. On sent l’amour et le respect de Millepied pour la musique de Bach, pour une belle performance en direct.
Pour la deuxième pièce, 6 danseurs du L.A. Dance Project se présentent, pendant que l’organiste Shin-Young Lee s’installe à l’orgue. Démarre alors l’immense fresque symphonique que sont les Danses polovtsiennes d’Alexandre Borodine, nécessitant une virtuosité déconcertante, tant des mains que des pieds (c’est là qu’arrivent les doubles pédales à l’octave, pour imiter les vrombissements des contrebasses). L’orgue Rieger, par la richesse et la variété de ses jeux, est à même de reproduire la grande palette orchestrale déployée par Borodine. Pour autant, ces danses sont tellement polyphoniques qu’elles paraissent plaquées dans leur version pour orgue. Encore plus qu’avec la proposition précédente, on se demande ce que fait là cet instrument d’église, dans un programme profane, comme si le héros principal de la pièce s’était trompé de costume.
Côté chorégraphie, c’est le style urbain qui domine, doté d’inspirations gaga et de poses d’étirements. Les mouvements d’ensemble sont bien faits, même si on peut déplorer un manque d’unité thématique au profit d’un éparpillement des idées.
Puis arrive Le Sacre, ou plutôt le couronnement, voire la consécration, tant l’idée artistique défendue dans ce projet trouve ici sa plénitude. À cela, plusieurs raisons : la version pour orgue à quatre mains de la pièce orchestrale de Stravinsky fonctionne extrêmement bien. Pianiste concertiste, le compositeur russe exilé avait ses œuvres “dans ses doigts”, et il avait lui-même écrit la version pour piano à quatre mains du Sacre. Cette œuvre de 1913, fondatrice pour l’arrivée de l’abstraction en musique, joue sur les rythmes et les effets de timbres de l’orchestre, tournant volontairement le dos aux lignes musicales. Postulats que l’orgue, avec ses tuyaux actionnés par des claviers, pour une spatialisation naturelle, peut reprendre au mieux. Sous les doigts et les pieds des deux organistes, qui jamais ne se marchent dessus, Le Sacre du printemps devient une immense danse festive et rituelle, convoquant la transe mais toujours guidée par un propos structuré et pulsatif. Ici il n’est plus question de se demander quelle est la place de l’orgue. Sa constitution intrinsèque permet simplement de rendre avec force l’intention musicale souhaitée.
Idio Chichava, c’est indéniable, a su se laisser pénétrer par ces lignes de force. Habité par les thématiques de l’exil et de la marche, dans son aspect pérégrination, proche du pèlerinage, il propose une chorégraphie qui, en donnant l’impression de se poser nonchalamment au-dessus du propos musical, vient en fait l’embrasser pour l’emmener plus loin. Originaire du Mozambique, il travaille le lien entre pratiques traditionnelles et approches plus contemporaines. Sur scène, trois danseurs de sa compagnie, Converge+, se mêlent aux danseurs du LA Dance Project. Vêtus de costumes aux couleurs terre, ils forment un groupe compact, organique, agité parfois de frémissements des mains et d’expressions de visage béates, qui viennent animer ce bloc. Des scansions vocales, comme des incantations joyeuses, se font entendre, reprises par le groupe et semblant le galvaniser. L’énergie va crescendo, en une danse rituelle bien représentée. L’énergie se manifeste également de manière verticale, avec beaucoup de positions à mi-hauteur et des sauts spectaculaires, spontanés, inattendus, parfois à reculons… La course est également très prégnante : toujours portée par les jaillissements puissants et maîtrisés de l’orgue à quatre mains, elle semble être à perdre haleine, sans fin, sans but, et pourtant essentielle pour le maintien de la vie. La transe, les incantations, le sacrifice - vain ? -, la quête éperdue… sont des éléments constitutifs du Sacre du printemps de Stravinsky, ici revendiqués et réappropriés avec talent et inspiration par Idio Chichava.
Il nous a été soufflé à l’oreille que ce projet est né d’une discussion entre Benjamin Millepied et Olivier Mantei, directeur général de la Philharmonie de Paris. Si on parle du Sacre du Printemps de Stravinsky, dans sa version pour orgue à quatre mains et chorégraphié par Idio Chichava, on peut dire que le but est atteint : greffer solidement des idées artistiques pour qu’en émerge un propos nouveau, puissant, ressourçant et profondément humaniste. Pour le reste, l’hybridation est plus compliquée, montrant la difficulté de sortir l’orgue de l’église et de son rôle ancestral.
Maïa Koubi & Claire de Castellane
Paris, Philharmonie de Paris, 8 février 2025
Crédits photographiques : © Ondine Bertrand / Cheeese