Quand Benjamin Millepied rend grâce à Jeff Buckley

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Avec son nouveau spectacle, Grace, sous-titré Jeff Buckley Dances, le chorégraphe Benjamin Millepied met en mouvements la vie et l’œuvre du chanteur et guitariste américain Jeff Buckley. En convoquant également le cinéma et la comédie musicale, il propose une plongée saisissante et sensible dans l’univers éphémère et puissant de cette étoile filante du rock de la fin des années 90.

La grande salle de la Seine musicale (Boulogne-Billancourt) accueille actuellement le nouveau spectacle du chorégraphe Benjamin Millepied, Grace, consacré au chanteur et guitariste américain Jeff Buckley. Pendant que les 3200 personnes du public s’installent dans les gradins de cette vaste arène, de lentes et pénétrantes ondulations musicales se font entendre, jouées par Ulisse Zangs, auteur-compositeur mais également danseur.

Puis les lumières s’éteignent, le silence se fait et Ulysse s’avance, seul sur scène avec sa guitare. Peu à peu, ses ondulations musicales s’agrègent en une série d’accords. Un banc se trouve au milieu de la scène ; il s’y assoit, rejoint par une jeune femme, Victoria Rose Roy, armée d’un micro. Ensemble ils reprennent, dans un joli duo vocal, la chanson Song to the Siren, de Tim Buckley. Sa nostalgie, elle aussi pénétrante, donne le ton du spectacle : la grâce est un rêve inaccessible, comme celui de pouvoir toucher une sirène. Et pourtant, la quêter permet de s’élever, même fugacement. Jeff Buckley a consacré son unique album à cette notion, expliquant notamment que “la grâce est ce qui compte dans tout, surtout dans la vie, la croissance, la tragédie, la douleur, l’amour, la mort. Elle empêche de saisir l’arme trop rapidement” (Muchmusic interview, Toronto, Canada, 28 octobre 1994).

Pour restituer cette aspiration artistique si ténue contenue dans l’album Grace, Benjamin Millepied a utilisé comme bande-son des chansons du disque mais également des enregistrements inédits de bouts d’essai de jeff Buckley en studio, ainsi que deux reprises : Be your husband, de Andrew Stroud, chanté avec beaucoup de charisme par Oumrata Konan, et Whole Lotta Love de Led Zeppelin, à grand renfort de riffs de guitares. Articulé comme une comédie musicale, le spectacle donne aussi à entendre la voix parlée de Jeff Buckley, sous forme d’extraits d’interviews radiophoniques, ainsi que sa voix écrite, sous forme d’extraits de son journal, lus par les danseurs/comédiens/chanteurs présents sur scène. Un décor sobre -rare mobilier, un peu perdu sur la scène immense, et deux simples panneaux tournants- et des lumières clairsemées, insuffisantes à remplir l’espace, renforcent l’effet brut de l’ensemble. La voix râpeuse et fêlée de Jeff Buckley, à la fois tremblante et assurée, souvent seule ou soutenue par quelques accords de guitare, s’impose, impériale et guidant l’ensemble du déroulé. 

Si l’audio est puissant, générateur du geste artistique, le visuel en est un sublimateur efficace, sous forme d’un caméraman filmant en direct, avec sa chorégraphie propre, certains moments de l’action. L’effet cinématographique est réussi, les cadrages et les réglages de lumière, parfois malhabiles et imprécis, semblant même participer de l’impression de fragilité et d’impossible élévation dégagées par le spectacle.

Enfin, la chorégraphie vient se poser au centre de cette architecture artistique multiple. Que ce soit en solo, en duo, ou lors des ensembles, tout y respire l’énergie, le dynamisme et le renouvellement. Allant de la technique classique au chaloupé des danses urbaines, les expressions corporelles et d’interactions entre les danseurs sont nourricières et portées vers le haut. Elles semblent littéralement générées par la musique, les gestes des danseurs se faisant hésitants ou suspendus si la voix de jeff Buckley déraille ou s’il interrompt son jeu à la guitare.

Ainsi se déroule, pendant deux heures séparées par un entracte, la courte vie de Jeff Buckley, bêtement décédé à l’âge de 31 ans, alors qu’il se baignait dans un bras boueux du Mississipi. Une étoile filante du rock de la fin des années 90, dont il ne reste, pour seul sillage, qu’un unique album studio, des bouts d’essais de chanson, des interviews radio et un journal intime. 

Polymorphe et rassembleur, le dernier spectacle de Benjamin Millepied convoque dans un geste généreux danse classique, danses urbaines, comédie musicale et cinéma. Il réserve également de beaux moments de… grâce, comme un sublime tableau d’ensemble, très inspiré, sur le fameux Hallelujah ou encore un Calling you “à l’os”, porté par un solo de David Adran Freeland tout en replis et déploiements et magnifié par des images d’immensités américaines et de route interminable, comme une version originelle du film Paris, Texas.

Le tableau ultime, enfin, est un parachèvement de l’ensemble. Toujours dans son album Grace, Jeff Buckley a enregistré Dido’s lament (La lamentation de Didon), extraite de l’opéra Didon et Énée, d’Henry Purcell. Du baroque chanté par un chanteur rock, un peu barock, non ? Un accompagnement musical bancal, à base de grosses cordes synthétiques et de piano anachronique et une voix de rocker maîtrisant mal les intensités et la ligne musicale ? Et pourtant, quelle force expressive s’en dégage ! Quel soulagement d’entendre qu’un modeste musicien contemporain peut reprendre à son avantage un monument du répertoire musical ! Quand, en plus, l’instant est chorégraphié à l’intérieur d’une boîte fermée, figurant l’antichambre de la mort, et restitué par une caméra filmant en direct, on touche du doigt la grâce.

Il ne reste plus alors qu’au public à se lever spontanément et à applaudir à tout rompre ce spectacle d’une beauté rare et fragile. Grazie si rendano : que grâce soit rendue au spectacle Grace, de Benjamin Millepied.

Boulogne-Billancourt, Seine Musicale, 5 novembre 2024

Claire de Castellane

Crédits photographiques : © Thomas Brémond

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