Ouverture de la saison « Music by the Glass » avec Eva Zaïcik et Le Consort
Sinfonietta Paris, association fondée en 2011, organise des soirées de concerts « Music by the Glass » dédiées à la jeune génération de musiciens de chambre et d’orchestre exceptionnels. Leurs concerts de musique de chambre se déroulent dans des lieux secrets ou intimes de Paris. Pour l’ouverture de la saison 2019-2020, la mezzo-soprano Eva Zaïcik et Le Consort ont présenté au musée Gustav Moreau des extraits de leur disque Venez chère Ombre (Alpha Classics, printemps 2019) et une sonate de Dandrieu extraite quant à elle du dernier album Opus 1 du Consort (Alpha Classics, septembre 2019).
La définition de la « cantate » est tout autre en France au 18e siècle que dans les pays germaniques. Le mot « cantate » y est mentionné pour la première fois en 1703 et,selon le texte du claveciniste Justin Taylor, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en donne toujours cette définition au milieu du siècle : « Cantate : Petit poème fait pour être mis en musique, contenant le récit d’une action galante ou héroïque […] ».
Il s’agit donc souvent de parler d’amour et, lorsque le sujet est héroïque, l’amour a la place d’honneur comme c’est le cas dans Andromède et Léandre et Héro présentés dans le concert. L’affect est la première préoccupation de ces compositeurs qui semblaient encore user de leurs moyens pour s’émanciper, presque un siècle après les tragédies lyriques de Lully, du puissant règne musical de leur prédécesseur. A cette époque, l’exécution de ces œuvres eut lieu dans des demeures privées, tout comme notre concert. La durée en est réduite, les intrigues simplifiées voire simplistes. Mais cet aspect « compact » permet aux musiciens d’aller à l’essentiel, proposant des condensés de l’art vocal français de cette époque. Le genre de la cantatille (cantate courte avec deux ou trois airs) qui, quant à elle, apparaît vers 1730 et traîte des thèmes légers et galants, renouvelle le chant pour quelque chose de plus expressif avec une écriture instrumentale préfigurant le classicisme.
Eva Zaïcik et le Consort ont choisi d’offrir quelques perles parmi les pièces enregistrées au disque dont le manuscrit se trouve à la Bibliothèque Nationale de France : Venez chère Ombre (extrait de Les regrets), L’astre que le silence suit (extrait de Le Lever de l’aurore) et Andromède de Louis Antoine Lefebvre (ca. 1700 - 1763), La Bergère de Michel Pignolet de Montéclair (1667 - 1737), Ne vous réveillez pas encore (extrait d’Ariane) de Louis Antoine Courbois (actif de 1705 - ca. 1730) et enfin, Léandre et Héro de Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749). Ils complètent le programme avec des œuvres instrumentales : Plainte à deux violons de Montéclair et Sonate en trio op. 1 n° 3 en sol mineur de Jean-François Dandrieu (ca. 1682-1739).
Dès la première pièce Venez chère Ombre, Eva Zaïcik impose son chant expressif. Sa voix de mezzo au timbre clair qui pourrait bien être celui de soprano, particulièrement élastique lorsqu’elle est lancée dans les aigus, produit un effet saisissant. Ses médianes donnent des impressions différentes selon les caractères de pièces. Dans Ne vous réveillez pas encore, elle montre la fascinante richesse des couleurs dans un tempo lent, alors que pour le début d’Andromède (Andromède tremblante, Andromède éperdue / par ces tristes accents déploroit son malheur), cette richesse, en définitive lumineuse, provoque une sensation un peu étrange ; nous avons envie d’un ton plus tragique, plus grave. Mais pour certains vers (J’attendrai la mort sans la craindre), le manque de gravité devient judicieux.
Les pièces instrumentales sont agréablement traversées par l’entente entre les musiciens (Justin Taylor, clavecin, Théotime Langlois de Swarte, et Sophie de Bardonnèche, violons, Louise Pierrard, viole de gambe) qui est évidente. Dans la Plainte à deux violons, les sonorités similaires des deux violons sans la basse évoquent un côté sensuel, alors que les scènes de tempête («Sur ces flots irrités» d’Andromède et «Tous les vents déchaînés» de Léandre et Héro) sont des occasions pour les instrumentistes de briller par leur virtuosité confirmée. Dans la Sonate op. 1 n° 3 de Dandrieu -ils ont joué cette sonate lors de la première répétition du groupe- ils réalisent une merveilleuse alternance entre sérieux et gaîté, entre mélancolie et entrain. L’équilibre sur le plan instrumental résonne parfait dans le grand atelier du musée Gustav Moreau. Le seul regret est qu’un grand radiateur ancien qui trône au milieu de la salle entrave une vue dégagée sur les jeunes musiciens en action, sans pour autant que cette configuration singulière modifie la projection du son.
Crédits photographiques : Solli Kanani
Victoria Okada