Pari réussi pour le Don Giovanni de Jean-Yves Ruf à l’Athénée
En mettant l’ensemble des interprètes sur scène (musiciens, solistes et chœur), Jean-Yves Ruf redonne spontanéité et panache à un opéra qu’on pensait bien connaître : Don Giovanni, de Mozart. À voir en ce moment, au Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet à Paris.
Et pourtant, elle n’est pas grande, la scène de l’Athénée ! Réputé pour son intimité et la précision de son acoustique, ce théâtre ne semble pas, de prime abord, le lieu idéal pour accueillir un opéra majeur du répertoire. Seules des productions avec des décors minimalistes et un petit orchestre en fosse peuvent a priori s’y donner. Ce fut le cas par exemple avec l’opérette Gosse de riche, de Maurice Yvain, proposée par les Frivolités parisiennes au printemps dernier ou encore l’opéra contemporain Jakob Lenz de Wolfgang Rihm, que l’ensemble Le Balcon y donna en mars 2019. Mais n’est-ce pas sacrilège avec le sacro-saint opéra de Mozart, Don Giovanni ? N’est-il pas, tel la statue du Commandeur, figé dans le marbre du répertoire classique, indéboulonnable et solennel ?
Et bien non. Pas pour le metteur en scène Jean-Yves Ruf, en tout cas. Hautboïste en son temps et ayant envisagé une carrière musicale, c’est en musicien qu’il pense la mise en scène, sensible qu’il est à traduire en gestuelle et déplacements les différentes dynamiques générées par la musique. Et pour aller plus loin dans ce geste théâtral, il a fait d’une contrainte une opportunité : puisque le plateau ne permet pas le déploiement d’un décor et que la fosse, non contente de réduire encore la surface du plateau, ne permet d’accueillir qu’un petit nombre de musiciens, autant mettre tout le monde sur le plateau, agrandi de la fosse recouverte. Tout le monde à égalité, alors ? Pas tout à fait, et là est la trouvaille : la dimension horizontale étant limitée, autant aller chercher l’espace en vertical, à l’aide d’une passerelle métallique enjambant l’ensemble de la scène et passant au-dessus des musiciens. Si vous ajoutez un escalier à cette passerelle, vous obtenez des jeux d’ascension/descente (chute ?) assez intéressants, de Don Giovanni qui descend sur scène pour courtiser la jeune paysanne fiancée Zerline à Donna Anna, Don Ottavio et Donna Elvira qui quittent leur poste d’observation pour se mêler aux invités de Don Giovanni et espérer mettre la main sur lui. Quand le Commandeur s’invite chez Don Juan, il entre au niveau du plateau. Mais quand il lui prend la main pour l’entraîner dans la mort, c’est depuis la passerelle, tel un démiurge, précipitant sa chute vers l’abîme.
Une autre trouvaille, autant scénique que musicale, figure dans la définition et la disposition de l’effectif orchestral. Réduit à son strict minimum, il se positionne en petits groupes : ici les six premiers violons, là les cinq seconds, là encore la petite harmonie et les trois altistes…, ménageant des chemins de circulation entre chaque. Tout est millimétré (Leporello est parfois assis bien prêt de la main droite du chef d’orchestre et la course un peu rapide d’un protagoniste contraint le bras droit d’une violoniste à réduire son amplitude !) mais cela fonctionne et on sent là le résultat d’une confiance et d’un travail en étroite collaboration entre Jean-Yves Ruf et Julien Chauvin, le chef d’orchestre du Concert de la loge. Ce fin dosage instrumental, auquel il faut ajouter le charme et l’agrément des instruments d’époque (cordes en boyau pour les instruments à cordes, flûtes traversières en bois, hautbois, basson et clarinettes baroques, trompettes et cors naturels, sans pistons, pianoforte pour les récitatifs…), a une conséquence immédiate et séduisante : les chanteurs n’ont pas à forcer leur voix pour couvrir l’effectif instrumental, pour le plus grand bénéfice de la densité dramatique de leur jeu et la qualité de leur diction. C’est donc une version allégée et pétillante de Don Giovanni, comme plus spontanée, qui peut s’exprimer.
Les solistes, intégrés physiquement à l’orchestre, deviennent partie intégrante du discours musical, tout comme le chœur, constitué de quatre personnes, une par pupitre (soprano, alto, ténor et basse). Là figure une vraie égalité de traitement, qui fait ressortir le talent de Mozart à entrecroiser les lignes musicales. C’est particulièrement remarquable lors des ensembles vocaux, qui laissent également passer une ligne seule du premier violoncelle ou encore du cor de basset. La qualité de l’ensemble de la trame polyphonique ressort, ainsi qu’une attention plus accrue à la conduite du drame, notamment grâce à une diction mise en valeur par l’allègement de ce qui l’entoure habituellement.
Mais toutes ces intentions ne seraient rien sans la qualité des interprètes. Car cela suppose des instrumentistes réactifs et adaptables, qui acceptent de jouer de manière éclatée sur un plateau plutôt animé, avec des chanteurs engagés physiquement ! Pour ce faire, on peut compter sur les musiciens du concert de la Loge, menés avec précision et ressort par le violoniste Julien Chauvin, ainsi que sur la jeunesse et la talent d’un plateau vocal de première main. Le Don Giovanni du baryton Timothée Varon est tout autant séduisant qu’effarant. Sans avoir à forcer le trait mais suffisamment sûr de ses moyens vocaux, il donne l’aisance et l’autorité demandées par le rôle, doublées d’une sensualité cruelle très efficace. Pour y répondre, le personnage doloriste de Donna Elvira prend une dimension charnelle et dansante en la personne de la soprano Margaux Poguet, qui module avec talent inflexions vocales et niveaux de désespoir. La Donna Anna de la soprano Marianne Croux est impressionnante d’expression dramatique naturelle, sans forcer mais pourtant de grande amplitude. Avec son timbre filé et cristallin, le ténor Abel Zamora pose un Don Ottavio sensible et juste, même si un peu en-deçà en termes de puissance. Le basse Nathanaël Tavernier est un Commandeur tout à fait classique, au timbre de basse chaud et bien assis. Le basse Adrien Fournaison endosse avec facilité le costume de Leporello, à la fois roublard, souple sur ses appuis, peureux et roué. Il fait honneur au rôle et sa voix n’est pas en reste, précise, efficace et d’une belle projection. Quant à la soprano Michèle Bréant (Zerlina) et au basse Mathieu Gourlet (Masetto), leur prestation scénique est, à l’instar de l’ensemble du plateau, juste, aisée et séduisante.Portée par l’ensemble de ces qualités, l’action de ce Don Giovanni de Jean-Yves Ruf se suit comme un thriller dont on aurait envie de connaître la fin, alors que l’histoire, on la connaît ! Le tout est intelligent, inventif, talentueux et dans le plus pur respect de la partition originale de Mozart ainsi que du livret de Da Ponte. À voir jusqu’au 24 novembre au Théâtre de l’Athénée à Paris.
Paris, Théâtre de l’Athénée, 15 novembre 2025
Claire de Castellane
Crédits photographiques : Simon Gosselin