Peer Gynt d’Olivier Py au Châtelet : un spectacle hallucinant
Peer Gynt est un poème dramatique d’Henrik Ibsen, mis en musique par Edvard Grieg. Adapté en Français et mis en scène par Olivier Py, il se donne actuellement au Théâtre du Châtelet, à Paris. Porté par un Bertrand de Roffignac absolument époustouflant, ce spectacle est hallucinant à plus d’un titre.
Henrik Ibsen, auteur norvégien, en avait écrit le texte, en 1866. Qualifié de Lesendrama (drame en lecture), c’est alors une pièce destinée à être lue mais non représentée. En 1874, Edvard Grieg, jeune compositeur norvégien prometteur, lui adjoint une musique d’accompagnement. En 2025, Olivier Py, metteur en scène et actuel directeur du Théâtre du Châtelet (Paris), en propose sa version. « Tradaptée » par ses soins en Français, elle oscille entre opéra-comique, vaudeville, opérette et tragédie, sans jamais relâcher un haut niveau de tension dramatique et de talent.
Peer Gynt, avatar fantasmé d’Ibsen, est un personnage fantasque, ridicule, épuisant, attachant et fortement déséquilibré. Il entretient une relation quasi-fusionnelle avec sa mère, chevauche des boucs imaginaires ou encore des femmes-trolls, est incapable de s’engager vis-à-vis de la femme qu’il aime, s’enivre à en perdre la raison et part tenter sa chance par le vaste monde, devenant brigand, contrebandier ou encore marchand d’esclaves. Lubrique et excité, mythomane et même schizophrène, il nous partage ses hallucinations, plus de trois heures durant, porté avec une énergie hors du commun par le comédien Bertrand de Roffignac. C’est dérangeant, éprouvant et génial.
La musique de Grieg, dont certains morceaux sont de véritables tubes (La chanson de Solveig, Dans l’antre du roi de la montagne, Au matin ou encore La mort d’Åse) semble presque trop belle, en décalage avec la noirceur et les tourments intérieurs du principal protagoniste. Parfaitement exécutée par l’Orchestre de chambre de Paris et dirigée avec finesse et inspiration par la cheffe estonienne Anu Tali, elle apporte cependant à ce Lesendrama un ancrage réaliste et lumineux salutaire. Placé en fond de scène, impeccablement sonorisé et efficacement éclairé, l’OCP assure la trame de fond du drame.
Devant lui, de splendides rideaux en tulle léger le séparent pudiquement du devant de la scène. Finement ouvragés, ils évoquent, dans un imaginaire de Toile de Jouy ou de paravents de Coromandel, les lieux où se passent l’action (la côte norvégienne, le désert, la mer déchaînée…). Sur scène, des constructions noires et simples évoquent la maison de Peer Gynt, un village, un bateau..., avec un intelligent jeu d’élévation scénique pour faire apparaître une maison villageoise un jour de noce ou encore un asile de fous. Dans ces décors à la fois minimalistes et prégnants, des comédiens/chanteurs/danseurs portent le drame avec virtuosité. Le texte, traduit et adapté par Olivier Py, est vif, clair, compréhensible et entraînant. Les dialogues sont rythmés, bien répartis et utilisent tous les ressorts de la déclamation. Le jeu scénique est virevoltant, sans un seul instant de repos mais pourtant fluide. Les parties chantées, enfin, sont à-propos, qu’elles soient façon vaudeville, comme lors de la scène du mariage, ou fines et justes, comme lorsque la soprano Raquel Camarinha interprète, d’une voix cristalline et sensible, la Chanson de Solveig, du haut de sa maison de bois.
À l’avant-scène trône le lutin/farfadet, mi-homme/mi-troll Peer Gynt, sous les traits du comédien Bertrand de Roffignac. Olivier Py indique que, sans ce dernier, il n’aurait pas entrepris pareil ouvrage : traduire en Français le texte d’Ibsen et le porter à la scène. Comme les compositeurs sont inspirés par des interprètes ayant la grâce (on pense au violoniste Joseph Joachim pour Johannes Brahms ou encore au trompettiste Gottfried Reiche pour Jean-Sébastien Bach), Olivier Py s’est attelé à cette tâche, malgré son ampleur, car il savait que Roffignac possédait la profondeur athlétique et esthétique, voire la démesure de jeu, nécessaire.
C’est donc avec une énergie hors du commun, proprement hallucinante, que Bertrand de Roffignac est Peer Gynt, plus de trois heures durant, sur la scène du Châtelet. Cabotin, danseur, modulant sa voix à l’envie et engagé physiquement, il n’hésite pas à se laisser tomber sur le sol pour mieux se relever avec agilité. Les moyens qu’il engage sont hors-normes et lorsqu’il semble à bout de forces et au bout de sa vie, c’est pour mieux repartir, dans un déséquilibre avant parfaitement maîtrisé et de haute voltige.
Ce spectacle hors du commun et cette création puissante sont à voir en ce moment au Théâtre du Châtelet, à Paris.
Paris, Théâtre du Châtelet, 7 mars 2024
Claire de Castellane
Crédits photographiques : Vahid Amanpour