CPE Bach, les symphonies hambourgeoises par Arte dei Suonatori : un théâtre bien appris
Instrumental theatre of affects. Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) : Symphonies en sol majeur, si bémol majeur, ut majeur, la majeur, si mineur, mi majeur Wq 182/1-6. Fantaisies pour clavier en ut mineur Wq 63/6:III, en fa majeur WQ 59/5, en sol mineur WQ 117/13. Arte dei Suonatori, Marcin Świątkiewicz, clavecin, pianoforte. 2022. Livret en allemand, anglais, français. 84’27’’. SACD BIS-2459
Carl Philipp Emanuel Bach revient régulièrement dans les concerts de l’ensemble Arte dei Suonatori, qui a eu l’occasion de se produire dans les dix-huit symphonies léguées par le second fils de Johann Sebastian. Par exemple les quatre WQ 183, jouées mi-décembre 2023 au festival Actus Humanus de Gdansk. C’est l’intégralité des symphonies WQ 182 que nous propose cet album. Elles furent commandées par l’ambassadeur autrichien Gottfried van Swieten, six ans après que le compositeur se fut installé à Hambourg, d’où l’appellation toponymique que l’on prête à ce corpus.
Le baron van Swieten avait donné toute licence à l’auteur, qui ne s’en priva pas pour délivrer des partitions qui rivalisent d’audace, malgré une nomenclature limitée aux cordes et au continuo. Suivant la même coupe tripartite que les huit « berlinoises », les six « hambourgeoises » repoussent pourtant les limites expressives, exhaussent encore l’intensité, le contraste dynamique et rythmique, l’impulsivité, l’excentricité, en alliant la sensibilité de l’Empfindsamkeit au Sturm und Drang le plus farouche.
Plusieurs fois rééditées depuis leur parution, ces œuvres « ont pu bénéficier d’une tradition d’exécution ininterrompue jusqu’à nos jours » précise le livret de l’album. Au disque, les bonnes adresses n’ont jamais manqué. Parmi les enregistrements qui ont fait leurs preuves, on citera Christopher Hogwood et son Academy (L’Oiseau Lyre, mars 1977), fin et élancé, délicatement coloré, qui tire ces pages vers un hédonisme raffiné. Presque à l’opposé, Hartmut Haenchen et son Kammerorchester (Capriccio, octobre 1985) tendaient à un robuste préclassicisme fermement architecturé. Entre ces pôles, toutes les intentions restent possibles.
Dans sa note de présentation, Marcin Świątkiewicz signale que son approche a été guidée par l’univers de l’opéra, justifiant le sous-titre « théâtre instrumental des affects ». L’ordre des symphonies se trouve réagencé (5e, 3e, 2e, 4e, 6e, 1e) et peut s’entendre comme deux actes, séparés par la symphonie en si bémol majeur, et structurés par quatre Fantaisies pour clavier (dont une improvisée) en guise de récitatif. Pourquoi pas ? Plus singulièrement, le continuo alterne clavecin (Christian Fuchs d’après Johannes Ruckers) et pianoforte (un modèle d’après Johann Andreas Stein). On sera plus sceptique face à l’affirmation selon laquelle cet opus relèverait « de la musique de chambre intime. C’est pourquoi nous avons décidé de les interpréter dans une formation qui rappelle un quatuor à cordes élargi ». De fait, un pionnier comme Trevor Pinnock et son English Concert (Archiv, 1979, reparu en SACD chez Pentatone) prônait une vingtaine d’archets. Tout récemment, Alexander Janiczek & Orchestra of the Eighteenth Century (Glossa) en ajouta encore quelques-uns.
Au-delà du débat sur l’effectif en jeu, c’est plutôt l’esthétique qui pose question. On apprécie certes la palette de nuances défendue par l’équipe fondée en 1993, mais son optique da camera ne se traduit pourtant pas par une extrême précision de diction, ce qui évite du moins la sécheresse. Il manque surtout ce zeste d’imprévisibilité, ce grain de témérité, un zèle de clair-obscur qui surprendrait l’écoute. Ce qui n’ôte rien à quelques intéressants travaux de texture (les soufflets dans l’Allegro assaï de la 4e) dont les harmoniques bénéficient d’une subtile moirure en mode SACD. Cependant, même dans cette lecture haute définition, la transparence et la dynamique ne sont pas optimales par rapport aux standards audiophiles. Plutôt sages, les tempos n’enthousiasment pas plus que de raison, et se propulsent sur des basses plus limpides que puissantes. Ce qui n’empêche pas le Presto de la 5e de s’activer avec une fougue à peu près sans rivale dans la discographie, mais pour un résultat lustré, bien loin du relief torrentiel d’Ophélie Gaillard & Pulcinella (Aparté).
On résumerait en disant qu’Arte dei Suonatori grave une eau-forte qui se laisse admirer par la souple acuité de son graphisme, ses éclairages crus alla Pinnock, mais le tableau y semble filtré par un artifice nous éloignant de la vie authentique que réclament ces instantanés. Puisque le projet se revendique du théâtre, on conclura que ses acteurs y assurent un texte bien appris, peaufiné avec un soin de tout instant, mais qui se cantonne à une mince initiative autour des rôles. Tel quel, le spectacle s’en tient à une rhétorique qui nous rappelle toute la distance entre grammaire et instinct dramatique, celui qui transparaît avec force dans le récent CD de l’Akademie für alte Musik (Harmonia Mundi) proposant de quatre symphonies une exécution de haut vol. Lâcher la bride, libérer l’invention, désinhiber l’effet de scène : la prime de risque aurait placé la proposition polonaise parmi les plus émoustillantes.
Christophe Steyne
Son : 8 – Livret : 8,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8